Sur l’incident d’Asmara

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3 novembre 2017, Paris — C’était bien le moins, à mon avis, que d’attendre quelques jours pour parvenir à lire un tant soit peu les événements de mardi dernier à Asmara. Après quelques discussions, notamment avec mes amis de Radio Erena (qui une fois de plus révèlent le sérieux de leur travail et le sang-froid de leur comportement), je vais dire ici ce que j’ai appris, histoire de remettre un peu d’ordre dans la bruine de poncifs et de faits sans signification dont le brumisateur médiatique nous a une fois de plus gratifié.

Une longue histoire

Depuis une bonne année, la dernière lubie de la junte regroupée autour d’Issayas Afeworki et son cabinet est la reprise en main du système scolaire érythréen. L’enseignement primaire et secondaire en Erythrée est très majoritairement public et contrôlé, mais subsistent encore quelques écoles confessionnelles administrées par les communautés religieuses dominantes, issues du monde orthodoxe, de l’église catholique et de l’islam sunnite. On sait que, s’agissant des confessions alternatives, des églises évangéliques ou des clubs mystiques, la réponse du gouvernement a été brutale : rafles de groupe, tortures systématiques, rétractations forcées, disparitions, détention indéfinie, comme pour toute opposition politique.

Le gouvernement érythréen a donc ouvert trois fronts pour les trois confessions autorisées, imposant d’abord sa volonté par décret à son habitude, puis négociant en position de force ensuite. Tel fut le cas l’année dernière avec le célèbre collège islamique al-Diaa, sis dans le quartier périphérique d’Akhriya, au nord de la capitale Asmara, réputé être le quartier musulman où se trouvent le plus de boutiques islamiques et de mosquées. Une école où la majorité des élèves sont musulmans mais, dans un quartier populaire où vivent également des chrétiens, accueille également des enfants d’autres confessions, sans leur imposer l’enseignement coranique ou un code vestimentaire.

Les ordres du gouvernement étaient les suivants : interdiction du voile pour les filles, imposition de classes mixtes, ouverture le vendredi, fin de l’enseignement coranique. Le bureau directeur de l’école al-Diaa, composé des parents d’élèves et de quelques personnalités musulmanes locales sous l’autorité du nonagénaire Hadji Moussa Mohamed Nour, a immédiatement protesté auprès du ministère de l’Education. On a entamé des discussions. Les responsables d’al-Diaa ont accepté l’ouverture du vendredi et le respect d’un jour férié unique le dimanche, mais ont reporté la mixité en classe aux années scolaires suivantes. Refus catégorique des autorités. Les responsables de l’école en ont alors appelé au ministre de l’Education lui-même, puis au ministère des Affaires religieuses, qui après avoir reçu plusieurs plaintes de familles musulmanes dont les filles ont été contraintes d’ôter leur voile dans des écoles publiques, a finalement jugé qu’il s’agissait là d’une atteinte à leurs droits.

Après une période de silence, l’appareil sécuritaire a réagi. Début octobre, il a signifié à la direction d’al-Diaa la prise de contrôle du gouvernement sur l’école, mais aussi d’une école orthodoxe et d’une école catholique qui résistaient d’une manière similaire.

Une déclaration publique de résistance

Mais du côté d’al-Diaa a sonné l’heure de la mobilisation. Car c’est alors que Hadji Moussa a reuni les parents d’élèves de son école et a tenu un discours, filmé par un téléphone portable, qui a mis le feu à la plaine. Un discours de résistance, dénonçant les velléités despotiques du gouvernement et jurant qu’il ne plierait pas, tant que lui, le frère du guérillero Taha Mohamed Nour, co-fondateur du Front de libération de l’Erythrée mort en prison voici quelques années, serait vivant ou en liberté. Réaction immédiate : Hadji Moussa a été cueilli la semaine dernière par la Sécurité nationale, ainsi que plusieurs enseignants. Ils seraient détenus depuis à Karchelli, la prison centrale d’Asmara, dans des conditions qu’on imagine.

Mardi, des collégiens et des membres de leur famille s’étaient donc rassemblés devant l’école, discutant leurs options, cherchant une issue. Le rassemblement s’est transformé en marche, prenant la population du quartier à témoin. Alors qu’il s’engageait sur l’avenue de la Libération, l’artère centrale d’Asmara bordée de palmiers et qui mène à la présidence, les manifestants se sont heurtés à un déploiement de policiers qui leur bloquaient le passage et qui ont tiré en l’air par rafales pour les disperser. Panique. Des passants ont été pris dans le flot qui refluait. Des habitants se sont joints aux cortèges en débandade. Le gros du rassemblement a reculé jusqu’à Akhriya, autour de l’école, où les policiers ont continué à les suivre en tirant des rafales de kalachnikov. Le quartier a été bouclé, la nuit est tombée et les arrestations ont commencé. Manque de chance pour le gouvernement, cela dit, des smartphones avec caméra étaient présents dans la foule. Des séquences de l’incident d’Asmara ont été mises en ligne rapidement.

Aucune victime n’a été signalée, contrairement à ce qu’un groupe rebelle basé en Ethiopie a voulu faire croire en évoquant 28 morts dans un communiqué. Facétieuse et culottée, l’administration américaine a immédiatement publié une alerte de sécurité, manière d’oblitérer l’idée de mettre l’incident sous le tapis et permettant aux agences de presse, par ricochet, de disposer d’une source pour une dépêche. Et l’élément de langage pour les porte-flingue du régime a aussitôt été le suivant : agitation islamiste, danger.

Rumeurs infondées et tortures réelles

Depuis mercredi, la situation est toujours tendue, sous les apparences du calme. Dans la diaspora, tout le monde s’inquiète. Des vidéos d’émeutes tournées l’année dernière à Djibouti sont mises en circulation pour faire croire que la contestation a également touché Assab. De fausses rumeurs sont diffusés sur une possible contagion à Keren et d’autres villes encore. Le brouillard de la dictature redescend lentement sur Asmara. Mais grâce au réseau clandestin Arbi Harnet, on en apprend un peu plus sur les interrogatoires que subissent ceux qui ont été arrêtés chez eux ou dans la rue, ou encore ceux qui ont été convoqués au siège de l’administration locale. Ils sont transférés vers le centre de détention du quartier Expo pour être cuisinés. Arrosés d’eau glacée, fouettés à la ceinture, y compris les enfants. Certains sont relâchés. On cherche les meneurs.

Ce matin, on attendait avec un peu de crainte les prières du vendredi. Mais il semble que les fidèles ne soient pas sortis en nombre et aucun nouvel incident n’a été signalé pour l’instant. Le retour à la normale, en Erythrée, c’est le retour à l’ordre totalitaire.

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Notre Asmara

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Dans un geste attendu, l’UNESCO a donc très justement déclaré la ville d’Asmara « Patrimoine mondial de l’humanité ». Heureuse nouvelle, mais qui ne fait que raviver la douleur de ceux qui ont fui, je n’en doute pas. Voici trois ans maintenant, j’ai eu l’honneur d’écrire une préface pour le petit livre de Polaroïds que le photographe Marco Barbon a publié sur la capitale de l’Erythrée aux éditions Be-Poles. Pour célébrer le retour des regards sur les façades muettes d’Asmara, la voici.

Asmara se rêve. Les Erythréens eux-mêmes n’ont plus affaire à leur belle capitale que dans leurs songes. Entre les villas et les façades aux yeux fermés errent de vieux taxis sans passagers. Les palmiers frissonnants de l’avenue de la Libération se penchent sur des ombres. Des torchons dorment sur les percolateurs lustrés des cafés. Des chaises vides dialoguent, immobiles, avec des tables sans âge. Dans les casernes et les prisons, dans le cimetière des tanks de Denden et les jardins aux bougainvilliers de Tiravolo, les ministères et les boutiques obscures, qui est encore là ? Pour la plupart, les Asmarinos sont partis, ne pensent qu’à s’en aller ou dorment éveillés. Dans cet engourdissement général, ils cherchent aussi à retrouver leur cité des hauts-plateaux, environnée de pluies imprégnant les plaines et les montagnes circonvoisines, ou cuite lentement sous le soleil sévère de l’Afrique. C’est là, disent-ils, que le 24 mai 1991 des camions chargés de mômes rieurs sont entrés sur les talons d’une armée éthiopienne en déroute, après trente ans de guérilla. Or, elle est absente, elle est immatérielle, elle est dissoute. Aujourd’hui, ceux qui sont restés vivent en regardant leur petit film Super-8 intérieur, au-delà du présent et de l’ennui. Ils revoient Asmara dans le brouillard du passé héroïque de la lutte pour l’indépendance ou dans l’avenir tourmenté d’un monde qui tourne désormais sans eux, loin, au-delà des frontières et des patrouilles. Et ceux qui sont partis pleurent leur Asmara lointaine, jeune fille encore belle à la robe démodée, claquemurée dans son hébétude, carte postale affadie coincée dans la rainure d’un tiroir. Tous sont ailleurs.

Cette ville existe, pourtant. Mais il faut croire qu’elle est de celle où nous n’irons jamais, de l’espèce des chambres où nous ne dormirons pas, de la race des gens qui ne nous connaîtrons que par ouï-dire. Pour nous, elle se trouve au-delà de nos forces, au bout d’un périple aérien interminable, perchée sur l’orgueilleux plateau de l’Hamasien, cette masse qui surgit derrière la côte torride de la mer Rouge, zone de requins, de contrebandiers et de supertankers. Pour eux, la Petite Rome, bourgade coloniale aux mille-et-un feux rouges, est devenue le terrain de jeu des mouchards et des fonctionnaires d’un Etat narcissique et austère, incarné par des vieillards en pull-over, des drapeaux et des commissariats. Mais où sont les humains ? Ils marchent sans lendemain vers leur journée ou la route de l’exil. Alors Asmara patiente, comme Pénélope la fidèle parmi ses stupides prétendants. Derrière ses balcons art-déco et ses garages futuristes, elle attend le retour de ceux qu’elle aime. Dans le balancement des vieilles horloges, la litanie des projets gouvernementaux, le manège des automobiles sur les places, les cinémas italiens déserts, les promenades des familles atomisées.

Mesure-t-on assez la splendeur d’une telle mélancolie ? Dans l’arrière-pays d’une nation à la dérive de la Corne de l’Afrique, voici la cité des espoirs et des larmes. Le soir de la proclamation de l’indépendance, sous le drapeau multicolore orné du chameau national, on dit que les explosions des feux d’artifice ont été couvertes un instant par les cris de joie de la foule. Depuis, Asmara est devenu le repaire de maquisards arthritiques et de petits princes aux yeux verts, la rampe de femmes au visage somptueux qui, dans leur temps, savaient manier la Kalachnikov comme personne, le bourg endormi où se drague tout un petit peuple de conscrits en permission, le domaine privé de généraux ombrageux et querelleurs, l’asile à ciel ouvert des derniers insabiati, ces colons italiens laissés là par leur oublieuse patrie européenne. Des âmes lourdes et masquées.

Un jour cependant, nous irons écouter des chansons d’amour dans une arrière-cour d’Asmara, c’est certain. Ce sera sous une guirlande lumineuse, au milieu de tablées d’une nuit d’été. L’Erythrée sera libre et Asmara de nouveau son épicentre. Des musiciens en blouson joueront le flonflon d’un reggae placide, avec une guitare électrique, une batterie de salle de mariage, un krâr de la campagne et une trompette cabossée, devant une bouteille de bière. La terreur se sera tue aux frontières et les disparus enfin de retour auront mis des vêtements propres. Nous rêverons alors à l’amour des enfants, à l’Afrique sereine, au temps révolu des ombres et de la séparation, à la réalité enfin revenue dans Asmara l’indulgente.

Vingt-cinq ans

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23 mai 2016, Paris — On célébrera donc, demain mardi 24 mai, le 25ème anniversaire de l’entrée des troupes du Front populaire de libération de l’Erythrée dans Asmara. Certains m’ont raconté cette journée particulière : le départ piteux des derniers soldats éthiopiens dès le matin, les avenues désertes de la ville ouverte puis, soudain, l’arrivée dans la capitale des camions bondés de la rébellion, déclenchant une liesse populaire qui avait duré plusieurs semaines. Quelle matière pour un roman ! Mais ce n’est malheureusement pas en France qu’il pourrait être publié…

Mais enfin, voilà donc les Erythréens vingt-cinq ans plus tard. Vraiment, ils auraient mérité mieux que le sordide ballet de politiciens auquel on assiste depuis quelques mois. Je récapitule.

Le « big man » Issayas Afeworki se fait tout petit depuis près d’un an. Il apparaît certes toujours sur les images de la propagande, visitant un chantier, rencontrant un émir, présidant un séminaire. Mais aucun des journalistes occidentaux ne l’a rencontré ou interviewé : ils ont dû se contenter de ses Cappi, les deux Yemane ou les ambassadeurs, qui ont servi la soupe aigre cuisinée spécialement pour que l’Erythrée retrouve un rien de normalité dans l’imagerie contemporaine. Toujours aussi irascible et dépressif, dit-on, Issayas ne se préoccupe plus vraiment de défendre son projet. Mais que pèse-t-il encore, sinon le poids de sa dureté et de ses emportements ?

Une question d’argent

Il reste qu’on respire un air nouveau autour de l’Erythrée. Cornaquée par quelques idiots utiles et de troubles lobbyistes, aux Etats-Unis comme en France, la propagande insiste sur les opportunités d’investissement et, comme on dit, le « climat des affaires » en Erythrée. Il ne serait d’ailleurs pas étonnant que les petits télégraphistes des boîtes de consulting qui contactent à tour de bras les rédactions en mal de visas, d’ailleurs, soient au service de sociétés qui ont un intérêt pécuniaire à la normalisation du marché érythréen. Il doit y avoir un peu d’argent à se faire, sans doute.

Les parlementaires suisses qui se sont rendus dans le pays, voici quelques semaines, pour une mission d’une navrante complaisance, servaient-ils d’ailleurs d’autres intérêts que leur soif de savoir ? Allez savoir. On dit en tout cas que la rumeur selon laquelle l’Erythrée serait assise sur des réserves d’hydrocarbures inexploitées rendrait un peu dingos quelques directeurs de la stratégie et du développement, à Genève, à Rome, à Bruxelles, à Londres, à Washington… Oh ! La mine de Bisha, l’usine Piccini, la ceinture d’or d’Asmara, les resorts balnéaires de Massawa… Vous voyez bien que la machine économique tourne malgré tout, masquant les bagnes et les tombes anonymes. C’est donc le pognon qui sortira l’Erythrée totalitaire du grand froid dans lequel ses chefs l’ont conduit aveuglément ? Sombre ironie.

« Jouir » de l’indépendance

Oui, vraiment, l’aventure du peuple érythréen méritait mieux. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que me disait l’autre jour un ancien guérillero du Front, entré dans Asmara le 24 mai 1991, et qui survit aujourd’hui dans un camp de réfugiés : « Moi, je connaissais mes chefs. Je savais que les choses tourneraient mal. Je me sens vraiment triste pour tous mes amis qui ont cru pouvoir parler haut et fort pour dénoncer leur tendance dictatoriale. Ils pourrissent aujourd’hui dans les prisons d’Erythrée. » Mais il a ajouté, tout de même, que le jour de son entrée en ville, il était allé voir ses vieux parents. Et que, assis dans le salon à pleurer toute la journée, ils avaient ce jour-là, « joui » de leur indépendance.

C’est probablement le souvenir de cette émotion qu’il s’agira de célébrer, en attendant que la médiocrité cesse de peser aussi lourd sur le destin de ce peuple.

Au jeu des sept erreurs

Yemane RT

1er août 2015, Paris — Pauvre Yemane Ghebreab, pauvre misère ! L’un des plus influents conseillers du président Issayas Afeworki, directeur des « affaires politiques » du parti unique, l’homme que les chancelleries occidentales considèrent comme « raisonnable » et potentiellement utile dans une Erythrée de transition, malmené, bousculé, démasqué en public… Et sur l’antenne de la télévision russe, encore !

Non, ce n’était pas une nouvelle virée dans un bar de New York, au cours de laquelle il avait fait la rencontre malencontreuse d’Erythréens en colère il y a quelques années. Cette fois, c’était une interview en arabe et en bonne et due forme, longue, construite, appliquée, une échappée solitaire comme les aime le cycliste Daniel Teklehaimanot, dont le maillot à pois sur le Tour de France 2015 est paradé par les serviteurs de la dictature autant, sinon plus, que les légendaires sandales des combattants de la guérilla.

Contradictions, mauvaise foi, mensonges évidents, accusations bizarres, allégations tordues comme celle consistant à dire d’un côté que l’Erythrée est toujours en guerre contre l’Ethiopie et, de l’autre, que cette affirmation est un acte de propagande honteuse destinée à faire dérailler le glorieux projet du gouvernement ; que la vaste majorité des demandeurs d’asile érythréens en Europe ne sont pas érythréens — la « thèse des 300 000 menteurs » défendues donc aussi bien par la junte d’Asmara que par la droite européenne ; que la politique américaine est animée par la volonté systématique, obsessionnelle, de détruire la révolution érythréenne, et ce depuis les années 50… On savourera particulièrement, avec une délectation d’esthète, la position érythréenne sur la guerre qui détruit le Yémen : « Ni d’un côté ni de l’autre ni neutre ». Il est difficile de défendre avec rationalité les idées emberlificotées du chef Issayas, lequel passe son temps ces derniers mois à essayer toutes sortes de casquettes et de bobs pour masquer la perte inquiétante de ses cheveux.

L’excellent site awate.com en publie aujourd’hui une transcription en anglais. Elle est à comparer avec l’interview sur la chaîne en anglais de Russia Today, dans une espèce de jeu des sept erreurs qui amusera les plus avertis.

Aux portes des prisons

Capture d'écran de la vidéo diffusée par le mouvement Arbi Harnet (à regarder ci-dessous)

Capture d’écran de la vidéo diffusée par le mouvement de résistance clandestin Arbi Harnet

3 juin 2015, Paris — Les membres clandestins du mouvement d’agit-prop Arbi Harnet ont fait sortir hier d’Erythrée une rare vidéo filmée sur un téléphone portable, montrant les familles des prisonniers aux portes de deux centres de détention, dans l’espoir de porter aux détenus de la nourriture et des vêtements. C’est un document rare, d’une qualité médiocre, mais qui montre « combien la prison est devenue routinière » pour les Erythréens de l’intérieur et quelles conditions règnent autour de ces étouffoirs épouvantables, comme le dit bien le site Asmarino.

La première séquence a été tournée au mois de mai 2015 à l’extérieur de l’enceinte du camp de regroupement d’Abi Abeito, en banlieue d’Asmara. C’est là que sont détenus, pour plusieurs semaines ou plusieurs mois, les raflés de la capitale, dans des conditions dantesques, comme le rapportait dans mon livre le témoignage d’un ancien prisonnier de ce camp de hangars puants. La seconde a été filmée devant les portes du sinistre camp de Hashferay, à Hagaz, sur la route entre Agordat et Keren, dans le centre du pays. Cette prison, qui serait l’un des pénitenciers dirigé par le puissant Major Général Philipos Woldeyohannes, contiendrait plusieurs milliers de jeunes raflés lors des giffa, les rafles de conscrits, régulièrement organisées par le régime pour capturer les insoumis du service militaire. Voici le document :

« Une nation ne doit pas être jugée sur la façon dont elle traite ses citoyens les plus forts, clamait à bon droit Nelson Mandela en parlant des prisons, mais sur la façon dont elle traite les plus faibles. » Chacun jugera et l’histoire tranchera.

Le système totalitaire mis en place par Issayas Afeworki chancelle depuis des années et ses efforts pour perpétuer les conditions de sa propre survie sont de plus en plus dérisoires, en même temps que cruels. On dit par exemple qu’à l’occasion des fêtes de l’indépendance, le 24 mai, le régime a fait libérer plusieurs milliers de prisonniers mais que, débordé par le fait que beaucoup d’entre eux se sont immédiatement précipités aux frontières dans l’espoir de fuir le despotisme, les centres de détention se sont remplis de nouveau en l’espace de quelques semaines.

Répandre le doute

Entretemps, à l’occasion d’un discours d’une invraisemblable enflure (donc probablement rédigé par son principal conseiller, Yemane « Charlie » Ghebremeskel), le président Issayas Afeworki s’est embarqué dans une croisade glaçante contre la « corruption », ce qui a provoqué un beau mouvement de grattage de tête collectif chez les observateurs de l’Erythrée. A qui va-t-il s’attaquer, cette fois-ci ? Aux petits fonctionnaires ? A ses ministres marrionettes ? A ses généraux, qui disparaissent les uns après les autres, les uns de « maladie », les autres sans aucune explication, donc probablement dans un quelconque quartier de haute sécurité, peut-être une dernière étape avant la balle dans la tête et le trou dans le sable ? Car où est donc le Major Général Karekare, par exemple ? Et le Major Général Haile Samuel, dit « China » ? Et les autres ?

Et dans le même temps, selon des documents officiels que j’ai pu consulter, les irresponsables européens aux commandes du « Processus de Khartoum » projettent de soutenir le pays à « renforcer les capacités » de l’appareil judiciaire, à renforcer son arsenal pour « lutter contre le trafic d’êtres humains » (qu’il identifie clairement à nous autres, journalistes, militants et chercheurs qui travaillons avec les fugitifs) — et même à lancer des « campagnes d’information » pour prévenir les migrants potentiels des dangers de la route. Rêveuse bourgeoisie, disait l’autre.

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La mécanique du monde

ca5184dc 21 avril 2015, Paris — Une fois de plus, il faut revenir sur les rives de la mer des Morts. Notre Méditerranée est devenue en dix ans la porte de l’enfer pour les fugitifs d’Afrique — Erythréens, Ethiopiens, Somaliens et Soudanais qui fuient la passion des armes et du pouvoir de leurs aînés, mais aussi désormais les Syriens qui ont échappé par d’étranges routes à la furie du Moyen-Orient. Cette fois, face à l’ampleur de l’hécatombe — mille morts ! —, tâchons d’y revenir avec les idées claires et ne taisons rien. Je veux essayer de mettre deux, trois idées en forme pour, au moins, qu’on ne dise pas n’importe quoi.

Rouages d’un système 

L’hécatombe en Méditerranée est le fruit d’un système allant des casernes d’Erythrée aux bureaux de vote européens, via les routes du cauchemar dans le Sahara. Un système vaste et complexe, qui s’est enkysté dans la réalité comme un cancer sur un organisme. Voici comment il fonctionne : animée d’abord par l’oppression, la brutalité et la bêtise du gouvernement érythréen et de ses groupies, une irrépressible mécanique pousse la jeunesse de ce pays, trahie et exaspérée, à s’embarquer sur les routes infernales du Soudan.

Ensuite ballotés entre la vie des camps, les bidonvilles d’Afrique, les filières du kidnapping, de l’esclavage et de l’exploitation, les fugitifs s’efforcent alors de survivre à l’odyssée concentrationnaire qui s’ouvre obligatoirement à eux, où les mafias de Bédouins, des militaires et des policiers cupides, des trafiquants fanatisés, des djihadistes hallucinés, des bourgeois profiteurs et des quidams racistes profitent d’eux pour extorquer de l’argent, des faveurs sexuelles ou sadiques, de la main d’œuvre gratuite ou pour jouir de jouets dociles servant leur soif de violence et leur propagande macabre. Les plus chanceux ne meurent pas ou ne disparaissent pas en chemin.

Dans ces conditions, il faut être sérieusement abruti par la mentalité petite-bourgeoise pour ne pas comprendre que les fugitifs, en s’embarquant (parfois contre leur gré) sur des bateaux délabrés, parvenus au bout du chemin de l’enfer, cherchent autant à fuir la Libye que leur pays d’origine. C’est la dernière étape, la dernière chance : pas de recul possible. Derrière, ce sont tous des assassins. Devant, c’est la mort possible, peut-être la peur, au mieux les centres de rétention européens.

Fariboles budgétaires et aboyeurs en cravate

Mais de notre côté de la mer, volontairement enfermés dans leurs fariboles budgétaires et constamment piqués aux fesses par des aboyeurs en cravate, les gouvernements européens paniquent. Doctement, incertains et trouillards, ils dégoisent, professent, communiquent beaucoup, mais ne déboursent qu’en grimaçant pour faire face à ces évadés qui font irruption dans leur petite vie compliquée, sans comprendre que la moindre décision imbécile, le moindre fléchissement dans leur action, la plus petite ambiguïté dans leurs communiqués de presse ne fait qu’aggraver la souffrance des fugitifs et influence par contagion l’ensemble de la grande « mécanique du monde » que j’ai décrite autrefois, dont nous ne sommes au fond qu’un élément au milieu de la chaîne. Ainsi, on ne sait plus comment faire face à ce système du désastre.

D’avantage d’armée, plus de radars ou de navires, moins d’argent, des drones, des médecins, des flics, des diplomates : on envoie tout et n’importe quoi, dans le désordre, sans comprendre. Mais l’Europe et ses erreurs, ses errements ou ses âneries, font partie d’un système et n’en sont ni le commencement ni la fin. Un système à cheval entre les rues des villes d’Afrique, le chaos arabe et les institutions européennes, avec ses acteurs, ses forces contradictoires et ses rapports de force, qui produit aujourd’hui l’une des tragédies les plus épouvantables de notre temps.

Gripper la mécanique

Mais ce n’est pas en s’attaquant seulement à l’une des manifestations de ce système que l’on parviendra à faire cesser le massacre. Secourir les « migrants » en mer n’est que la moindre des choses, mais ce n’est certainement pas une solution suffisante. Les laisser se noyer ou détruire les bateaux est également stupide : voilà bien une idée de militaire ! C’est l’ensemble du système qui doit être déconstruit — en Afrique, au Maghreb et en Europe.

Mais je ne vois malheureusement pas les peuples prendre ce chemin-là, ni à Asmara ni à Khartoum ni à Tripoli — ni d’ailleurs à Paris ou à Bruxelles. La nouvelle politique européenne, consistant à inclure la junte militaire érythréenne dans l’effort pour tarir les routes de l’exil, à coups de millions d’euros et de programmes « d’aide au développement », ne fera que renforcer la dynamique motrice du système. L’appareil militaire érythréen se renforcera, la maîtrise du peuple par la dictature se resserrera, les prisonniers pourront être enterrés dans le sable dans l’impunité et les jeunes perdront tout espoir de voir leur vie changer. Dans ce monde arabe si obsédé par l’identité, la mort et l’oppression, les peuples ne se réveilleront pas de sitôt de leur long cauchemar, où ils font vivre dans l’impunité et le silence les pires tourments à leurs frères noirs, lesquels pour l’instant n’ont pas les moyens de se révolter. L’histoire dira que l’indifférence y est générale pour le martyre des Africains. En Europe, des gouvernements de droite continueront à être majoritairement élus, appliquant des politiques déraisonnables et contre-productives, qui ne feront qu’aggraver ce système terrifiant qui leur permet, par choc en retour, de se maintenir au pouvoir. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que notre somptueuse mer commune se soit transformée en Styx, le fleuve nous séparant des Enfers : nos bulletins de vote choisissent de ne rien changer.

Conditions politiques

Ainsi, la réalité est cruelle : le système est solide et les moyens de le gripper ne sont même pas examinés. Nous ne sommes pas même au début du commencement d’une nouvelle ère. Car aujourd’hui, les conditions politiques ne sont pas réunies pour que les portes de l’enfer se referment. Il faudrait l’intervention des peuples. Mais à Tripoli comme à Londres, à Khartoum comme à Berlin, au Caire comme à Rome, les peuples sont épuisés et regardent, découragés ou semi-délirants, leur vie se dérouler à la télévision.

Dialogue et « fariboles »

Deputy Foreign Minister Lapo Pistelli eritrea10 avril 2015, Paris — On dirait comme de la lassitude, dans ce télégramme diplomatique français relatant la visite à Asmara d’une délégation officielle italienne que je publie aujourd’hui. De l’intelligence et de la mémoire. Un peu de mordant, aussi, pour faire bonne mesure avec le fragile équilibre entre la lucidité et le psychédélisme qui caractérise apparemment les conversations avec le président érythréen Issayas Afeworki, notamment lorsqu’il se lance dans un éloge inattendu des miliciens supplétifs de Mussolini.

Le texte suivant est publié sans commentaire, ou presque. Il s’agit du résultat de notes prises par un diplomate français au cours du compte-rendu de leur voyage, auprès des ambassadeurs européens, par les envoyés de Rome. La position de la France est intéressante, mais sans conséquence. On la lira avec une morose délectation. Et on appréciera la hauteur de vue de ceux d’entre nous, Européens, qui président aux destinées de notre continent…

NB — An English translation of this document was published today by Radio Erena

OBJET : Visite d’une délégation italienne à Asmara

Résumé Une délégation composée du directeur d’Afrique, du directeur de la Coopération internationale et du directeur des Questions migratoires de la Farnesina a séjourné à Asmara du 24 au 26 mars. Elle a été reçue par le Président Issayas Afeworki, s’est entretenue avec son conseiller politique, Yemane Ghebreab, et a pu rencontrer plusieurs ministres (Développement national, Santé, Agriculture…). Des comptes-rendus aux ambassadeurs des Etats membres de l’UE par la partie italienne (délégation et ambassadeur d’Italie), ce poste retient les points suivants :

1. Questions politiques – Essentiellement abordées avec Yemane Ghebreab. Le Conseiller du Président avait indiqué qu’il faudrait trois à cinq ans à l’Erythrée pour arriver à un système démocratique au sens où l’entendaient les « Occidentaux », mais qu’elle y parviendrait par ses propres voies et moyens. Le pouvoir était conscient de la nécessité de changements et projetait une révision générale de ses procédures et de ses politiques. La première réforme serait celle du Parti ; puis viendrait celle de l’administration. Il fallait plus de décentralisation. Les premières élections qui se tiendraient en Erythrée seraient des élections locales. Des réformes économiques étaient également nécessaires. Il fallait s’acheminer vers une monnaie convertible et un système de change flexible.

Evocation des questions de droits de l’Homme par la partie italienne, qui avait notamment avancé l’idée que l’Erythrée se faisait beaucoup de tort en restant inflexible sur le sort des prisonniers politiques les plus emblématiques. Sourires érythréens ; c’était une question de haute trahison et de souveraineté nationale. Au total, selon le compte-rendu italien, un « dialogue ouvert et franc » (propos du directeur d’Afrique), une « percée » (propos de l’ambassadeur d’Italie).

2. Relation bilatérale et coopération au développement – Sujets abordés avec le Président Discours relativement lucide et pas trop idéologique des Erythréens, qui avaient une vision claire de leurs priorités : énergie, formation et agriculture. Après dix ans d’interruption, l’Italie avait décidé de reprendre une coopération bilatérale au développement avec l’Erythrée. 2,5 millions d’euros seraient alloués pour des projets dans les domaines de la santé (formation et renforcement de capacité) et de l’agriculture (notamment en lien avec la FAO). Cette reprise était rendue possible par le pragmatisme des deux pays. Rome espérait ouvrir la voie et que sa décision en encouragerait d’autres à revenir.

Issayas s’était lancé dans un développement inattendu sur les Ascaris, l’ancien corps des supplétifs érythréens pendant la colonisation italienne, qu’il avait présentés comme ayant incarné une alliance italo-érythréenne avant l’heure.

3. Migrations – Le sujet avait été essentiellement discuté avec Yemane Ghebreab Discussion sérieuse et constructive, selon la partie italienne. Le langage érythréen aux Européens était désormais clair, cohérent et constant : mettez fin à l’octroi quasi automatique de l’asile politique aux Erythréens et aidez-nous à garder les jeunes en Erythrée en finançant de la formation. Confirmation par la partie érythréenne du retour à 18 mois du service national pour les jeunes qui avaient été appelés sous les drapeaux en 2014 (le respect de cet engagement ne sera pas vérifiable avant 2016). La partie italienne avait encouragé les responsables érythréens à communiquer officiellement sur le sujet. Yemane avait expliqué que le pouvoir aurait 15 000 jeunes sur les bras, ou dans la rue, l’année prochaine et avait demandé qu’on aide l’Erythrée pour qu’elle puisse les canaliser. La question du sort de tous ceux qui étaient entrés en service nationale avant l’année dernière n’avait pas été soulevée.

La partie érythréenne s’était montrée positive sur le processus de Khartoum, mais sans montrer enthousiasme excessif. Elle avait expliqué vouloir travailler sur ce sujet avec l’UE, mais pas avec l’Union Africaine, ni avec l’OIM, à laquelle l’Erythrée n’avait d’ailleurs pas adhéré. A ce stade, la partie érythréenne attendait du processus de Khartoum : le financement de campagnes d’information à l’intention des migrants potentiels et un renforcement de capacité (au profit de l’appareil d’Etat).

Commentaire : Les fariboles de Yemane Ghebreab sur la réforme et la démocratisation prochaines du pays, selon sa propre voie, sont dérisoires et risibles. Elles n’ont au demeurant rien de nouveau. Cela fait deux décennies que l’Erythrée est à la veille de grands changements. Le dialogue franc et constructif que la délégation italienne s’est félicitée d’avoir eu, n’est ni plus ni moins celui que nous avons tous avec les Erythréens, quotidiennement sur place à Asmara, plus épisodiquement dans nos capitales, quand Yemane Ghebreab y est reçu, à un niveau ou à un autre. Rien de neuf. Aller à l’affrontement ou à la confrontation avec le régime d’Asmara n’est ni utile, ni efficace. On le sait. En sens inverse, il ne faut pas perdre la mémoire longue du dossier. On a déjà caressé les Erythréens dans le sens du poil. Sans aucun résultat. « Il faut être clair avec les Erythréens, mais il ne faut pas leur poser de conditions », explique le directeur d’Afrique italien. Rome va donc reprendre une aide, il est vrai modeste, sans aucune contrepartie. Pour autant, le discours italien aux Erythréens est-il vraiment clair ?

Vu de ce poste, il n’y a pas d’alternative à la politique européenne actuellement suivie : le FED, parce qu’il est de notre intérêt d’être présents et de financer des projets qui nous conviennent et qui s’inscrivent dans le long terme, et rien que le FED. Le 11ème FED s’annonce d’ailleurs généreux pour l’Erythrée avec une enveloppe qui se situera entre 200 et 300 millions d’euros (soit l’une des plus importantes rapportée au nombre d’habitants). Toute assistance supplémentaire doit impérativement être conditionnelle. La plus grande prudence est notamment de rigueur sur le dossier migratoire que l’Erythrée cherche à instrumentaliser sans vergogne. La vision italienne est clairement autre. Nostalgies… La délégation italienne a relevé avec regret que le potentiel de coopération entre l’Italie et l’Erythrée était évidemment bien moindre qu’en 1991, quand de très nombreux Italiens, qui avaient quitté Asmara en 1975, lors des premières violences de la révolution éthiopienne, étaient tout désireux d’y revenir. Cela aurait changé le visage du pays ! Mais Issayas ne voulait pas en entendre parler…

L’hommage inattendu du même Issayas aux Ascaris a manifestement fait mouche et touché ses interlocuteurs. Terrain ô combien glissant, ce que n’ignore certainement pas le président érythréen. La courte occupation de l’Ethiopie par l’Italie a donné lieu à une litanie de crimes de guerre documentés et jamais jugés auxquels sont intimement associés les Ascaris.

Le mystère de Bisha

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24 mars 2015, Paris — Quelque chose est arrivé à la mine de Bisha, un immense complexe d’extraction d’or et de cuivre situé dans la plaine à 180 kilomètres à l’ouest d’Asmara. Quoi ? On l’ignore encore.

D’un côté, dimanche, une source militaire éthiopienne a fait savoir au quotidien pro-gouvernemental Awramba Times que deux chasseurs-bombardiers éthiopiens auraient frappé vendredi à l’aube deux cibles stratégiques à l’intérieur du territoire érythréen. Une « installation minière près de la capitale » et « le dépôt militaire de Mai Edaga Tikul », dans la région d’Akale Guzai, au sud du pays, précisait la source. Cette information était préalablement parue la veille dans le quotidien soudanais Al-Sahafa, généralement bien informé.

De l’autre, dimanche en fin de journée, Nevsun Resources Ltd., la compagnie canadienne exploitant le complexe minier en joint-venture avec la société publique érythréenne Enamco, publiait un communiqué alambiqué, faisant suite à une première communication une semaine auparavant. La société faisait savoir que son fournisseur était en train de mettre la dernière main à la réparation de la boîte de vitesse d’un broyeur, un problème technique signalé le 13 mars et ayant nécessité l’arrêt temporaire du site. Parallèlement, elle admettait avoir subi un « acte de vandalisme » dans la nuit du 20 mars, sans en préciser la nature ou les responsables. Des « dommages mineurs » auraient été causés « à la base de l’épaississeur de résidus » (la grande cuve où l’on filtre et assèche le matériau brut), avec pour résultat l’inondation d’une partie de l’usine.

Incertitudes sur une frappe aérienne

Ce matin, mon ami le journaliste britannique Martin Plaut a obtenu la confirmation, par l’une de ses sources à Asmara, qu’un bombardement avait bien eu lieu, mais qu’on en ignorait encore les conséquences à ce stade. De mon côté, un ami éthiopien ayant ses entrées dans le commandement militaire m’a affirmé être, « à ce stade, au moins en mesure de confirmer qu’il y a bien eu une opération de l’aviation », suggérant même que l’arrêt temporaire du site offrait une opportunité à l’aviation éthiopienne d’effectuer un tir sans risque de tuer ou blesser un expatrié ou un membre du personnel érythréen.

Dans le Financial Post, « une source proche de Nevsun » (ce qui signifie probablement un off de la société en charge de sa communication ayant exceptionnellement accepté de parler à un média lu par le monde de la finance) affirmait de son côté, lundi matin, que la direction n’était « pas sûre de ce qui s’était déroulé et n’excluait aucune possibilité ».

Entre parenthèses, il est tout de même sidérant, d’un point de vue strictement technique, que depuis vendredi 20 mars on ne puisse pas savoir avec certitude ce qui s’est déroulé dans la mine de Bisha ni quels sont les dégâts de « l’acte de vandalisme » admis par Nevsun Resources. Cotée à la bourse de Toronto et de New York, accusée malgré ses innocentes dénégations d’avoir exploité des travailleurs forcés du service national, mouillé jusqu’au cou dans une complicité toxique avec la Famiglia au pouvoir à Asmara, Nevsun devrait au moins faire preuve de transparence lorsqu’il s’agit de sa production. Mais enfin, voici l’Erythrée, planète lointaine peuplée de fantômes sans voix.

Nevsun doit répondre

Je ne peux pourtant m’empêcher de me poser plusieurs questions. Je les livre telles quelles.

D’abord, bien sûr, un pilote éthiopien a-t-il vraiment pénétré dans l’impunité l’espace aérien érythréen avec son appareil armé et fait feu sur le « joyau de la couronne » de la dictature, qui lui rapporte entre 300 et 400 millions de dollars par an ? Il aurait ensuite bifurqué et frappé un « dépôt militaire » dans la campagne au sud-ouest de Dekemhare, près de la frontière éthiopienne : dans quel but ? Pour détruire quoi et neutraliser qui ?

Si elle a eu lieu, cette opération éclair, et très provocatrice — sans doute l’opération militaire la plus grave depuis la fin de la guerre de 1998-2000 —, était-elle une riposte à l’attaque d’un poste de police dans le Tigré éthiopien, à une date récente indéterminée, par un groupe rebelle éthiopien financé et armé par l’Erythrée et que sa télévision ESAT-TV montre en boucle depuis dimanche ? Etait-ce une manière de mettre à distance un régime hostile, qui soutient et stimule des groupes armés, à quelques semaines d’élections générales, les premières depuis la mort de l’ancien Premier ministre Meles Zenawi ? Si ce n’était pas le cas, pourquoi attaquer cette cible stratégique essentielle pour le pays ? Pour dire quoi ? Et le pilote a-t-il raté sa cible ou simplement envoyé un signal ?

Nevsun en terrain miné

Si ce n’était pas une frappe aérienne, qui donc aurait « saboté » cette installation ultra-sécurisée, peuplée d’expatriés tenus au black-out avec l’extérieur, une usine tellement sensible, l’artère fémorale d’un régime financièrement aux abois ? Et pourquoi ? Et quelles seront alors les conclusions et les conséquences de cette « investigation » ordonnée aux forces de sécurité érythréenne et celles de la mine ? A qui seraient livrés d’éventuels suspects identifiés par les vigiles de Nevsun et selon quelle procédure légale ? Quelles sont, d’ailleurs, ces « garanties de sécurité additionnelles » ordonnées par Nevsun pour préserver l’intégrité du site ? Incluent-elles des gardes armés, qui pourraient par exemple avoir l’ordre d’ouvrir le feu sur d’éventuels intrus, même s’il s’agit d’un mouvement rebelle ? En bref, les vigiles de Nevsun sont-ils désormais les supplétifs de la police du régime ?

Et enfin, ce dernier incident a-t-il un lien avec la multiplication des accrochages entre mouvements rebelles des deux côtés de la frontière ? Les « saboteurs » seraient-il par exemple des membres de l’Eritrean National Salvation Front (ENSF), qui ont fait exploser, le soir du 11 mars, un garage de camions militaires, dans le quartier de Qohawta, au sud-est d’Asmara, une flotte largement exploitée par la compagnie étatique co-gérant la mine de Bisha pour transporter sa production ?

Ah, dans un monde idéal, un responsable de Nevsun répondrait à ces questions, même discrètement ! Ne serait-ce que pour ne pas être complice de ce black-out scandaleux aux yeux des Erythréens, propriétaires ultimes de la terre qui l’enrichit.

Des penseurs amoureux de leur pensée

-_La-Voie

13 janvier 2015, Bourdeaux — Dans la campagne solitaire où je vis depuis une semaine, j’observe avec tristesse le tumulte angoissant qui déferle sur la France. Mon opinion ayant peu d’intérêt en soi, mes jugements étant fluctuants et pleins de doutes, je me suis abstenu de l’exprimer, pour ne pas rajouter au malheur. Depuis plus d’un an maintenant, je constate de toute façon que les termes de la parole publique sont trop souvent empoisonnés, rendant la plupart des débats démocratiques littéralement impraticables. Je le regrette, mais les temps sont revenus, encore une fois dans l’histoire de France, où chacun est livré aux errements de la pensée immédiate, laissant en fin de compte à l’avenir le soin de donner du sens à ses choix.

A ceux qui expriment publiquement des certitudes aujourd’hui, je leur dis : je suis heureux pour vous. Moi je n’en suis pas là. J’ajoute toutefois que je partage sans aucune réserve l’affliction des braves gens, le besoin de se réunir dans la rue et d’affirmer en masse que les assassins ne gagneront pas.

J’attendais malgré tout de voir ce que le gouvernement érythréen avait à dire sur le bain de sang qui s’est déroulé ces derniers jours dans mon pays. Rien de précis, sinon des allusions à l’exemplaire coexistence islamo-chrétienne en Erythrée, jusqu’à ce matin. Le directeur de cabinet du président, Yemane Ghebremeskel, a sur Twitter renvoyé vers l’article un peu délirant d’un journaliste américain, pérorant sur la prétendue revanche des « dépossédés » contre « la splendeur et l’insolence » dans lesquelles vivraient, selon lui, les « privilégiés de l’Occident industriel« . S’ensuit un portrait totalement délirant de la société française, qui n’a rien à envier aux délires imbéciles de Fox News ou aux raccourcis aberrants de CNN.

Mais il est intéressant tout de même de constater, outre le fait que Yemane Ghebremeskel est un lecteur assidu de sites révisionnistes, que telle est la vision du monde au sein de la clique au pouvoir à Asmara. Peu ou pas de renseignements, la solitude de positions fantasmatiques, un absence totale de connaissance fine des sociétés européennes, l’obsession paranoïaque de la trace d’ennemis immatériels, une méconnaissance puérile des motivations de ses adversaires, la rage quotidienne de fonder ses propres divagations dans un réel arrangé à loisir — bref, la prétention, le narcissisme, la mauvaise foi, le mépris. Joli palmarès, que l’on retrouve aussi dans nos cercles politiques européens, notamment chez les fascistes.

Cela vaut peut-être mieux pour la junte militaire érythréenne, cela dit. Cela lui permet de ne pas voir son propre système s’effriter un peu plus à mesure que les semaines passent. Ainsi dimanche dernier s’est déroulé à Asmara un incident rare, et même inédit : des prisonniers incarcérés dans le sinistre poste de police n°3 de la capitale se seraient mutinés pendant leur transfèrement dans un autre centre de détention. Onze coups de feu, probablement tirés par des matons, ont été dénombrés par les militants clandestins du mouvement Arbi Harnet, ajoutant que les témoins de la mutinerie affirment que plusieurs détenus sont parvenus à s’échapper et n’ont pas été repris.

Entre-temps, la désobéissance civile continue à se normaliser. Encore une fois, le dernier appel aux casernes a été un fiasco. Dans certains quartiers, personne ne s’est présenté aux autorités pour reprendre l’entraînement militaire. Dans d’autres, ils n’étaient qu’une poignée, sur les milliers de conscrits de l’armée régulière ou des brigades de « l’armée populaire« , le funeste corps de réservistes recrutés parmi les anciens pour jouer à la milice dans les quartiers et bastonner leurs enfants.

Conversation avec la résistance

25 octobre, Paris — Ce samedi matin, deux journalistes érythréens en exil et deux journalistes européens — le britannique Martin Plaut et moi — ont eu une conversation téléphonique de plus d’une heure avec des militants du mouvement Arbi Harnet à Asmara. Le rendez-vous avait été pris et coordonné par des responsables en Europe de ce réseau de résistance intérieure, et l’interview a eu lieu via une connexion sûre, avec mille précautions, et bien sûr après un accord préalable sur la garantie de l’anonymat de nos interlocuteurs et le brouillage de leur voix si nous choisissions de diffuser l’enregistrement de notre discussion. Leur prénom a été modifié. Nous avons pu poser les questions que nous voulions. Je raccroche à l’instant. Comme je suis actuellement sans travail donc sans rédaction, en voici la teneur.

Résistance passive

Ce sont des voix d’hommes déterminés, au tigrinya réfléchi et bien articulé. Ils se passent la parole l’un l’autre, selon les questions. Sami donne une première réponse, Temesghen la complète. La conversation démarre en faisant le point sur la situation tendue dans la capitale : depuis 48 heures, plusieurs témoignages font état du déploiement en banlieue d’Asmara d’une soixantaine de camions et de plusieurs centaines de fantassins de la rébellion du Tigré éthiopien baptisé « Demhit » (Tigrea People’s Democratic Movement, TPDM), qui joue régulièrement le rôle de milice supplétive de la junte au pouvoir. N’ayant plus confiance dans sa propre armée, Issayas Afeworki fait régulièrement appel à cette force de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, selon l’ONU, pour maintenir l’ordre ou accomplir les basses besognes. Sami et Temesghen confirment.

Or, depuis quelques semaines, de nombreux appelés de moins de 50 ans du redoutable service national ne se rendent plus aux convocations placardées sur les murs de la ville. Les policiers improvisés de « l’armée populaire« , les habitants de plus de 50 ans à qui le régime a fourni une kalachnikov et un entraînement militaire de base, ne sortent plus la nuit, comme ce devrait être leur rôle. La désobéissance civile gagne du terrain et le débarquement des Demhit inquiète : chacun en ville se prépare à une « giffa » massive, ces rafles de conscrits qui terrorisent les passants depuis des années.

Mais Sami reste prudent : « Il se passe quelque chose à Asmara que je n’avais jamais vu auparavant. Les rues sont tranquilles mais la tension est importante, d’autant que les pénuries d’eau, d’électricité et de carburant sont devenues insupportables. Quant aux camions et aux soldats qui ont été vus à l’extérieur d’Asmara, il est possible qu’ils aient été positionnés pour mener des rafles en ville. Mais il est également possible qu’ils aient été rassemblés en lieu sûr en raison des pénurie d’essence. »

Une chose est sûre : le gouvernement est dans un état de tension extrême, surtout du fait que depuis cet été les appelés ou les permissionnaires ne se rendent plus aux casernes. Pour lui, cette rébellion silencieuse est motivée par le fait que de nombreux habitants, mariés avec des enfants et travaillant au noir pour gagner un peu d’argent, refusent de perdre leurs maigres moyens de subsistance et de laisser leur famille dans le dénuement en reprenant l’uniforme. Dans les campagnes, après des années d’une sécheresse désastreuse, la pluie a été abondante cette année et les récoltes se présentent bien. Le retour dans l’armée, avec ses rations insuffisantes et la violence omniprésente, signifierait détruire les petites exploitations qui font vivre des familles entières. Les cas de passages à la vie clandestine ou de fuite à l’étranger de ces Erythréens acculés absurdement à la misère se multiplient. « L’autre raison qui explique la désobéissance grandissante, enchaîne Sami, c’est le fait que tout le monde se demande pour quelle raison, au fond, on nous force à retourner la vie militaire. Les gens se défendent de refuser d’obéir aux ordres pour des raisons politiques. Pourtant cette désobéissance m’apparaît, à moi, comme éminemment politique. »

Des Ethiopiens font la police

Cette ironie qui veut que ce soient des soldats étrangers qui maintiennent l’ordre au nom d’un régime aussi nationaliste — et qui maintient la terreur en raison d’une supposée menace éthiopienne — fait réagir Temesghen avec amertume. « On nous dit qu’ils sont là pour mener des opérations de déstabilisation de l’Ethiopie, mais on ne voit rien de tel, nous à Asmara, s’étonne-t-il. Je suis certain qu’ils ont un autre agenda. » Car les hommes du Demhit sont privilégiés, par rapport aux soldats érythréens. « Ils touchent un bon salaire, précise-t-il, ils conduisent de belles voitures que n’ont même pas les officiers de l’armée érythréenne ou les hauts responsables du gouvernement. » Il soupçonne les Demhit d’être l’armée de rechange d’Issayas Afeworki, la seule désormais qui est susceptible d’obéir à ses ordres.

Mais Sami se souvient des lendemains du terrible naufrage de Lampedusa, en octobre 2013. Les soldats du Demhit, reconnaissables à leur accent du Tigré éthiopien, avaient alors mené des contrôles d’identité dans Asmara, lesquels avaient parfois mal tourné : protestations, bagarres, émeutes, les résidents de la capitale ne s’étaient pas laissé faire. « C’est un signe. Pendant longtemps, les Erythréens sont restés silencieux. Mais aujourd’hui, les gens osent désobéir ouvertement. Même certains responsables du gouvernement parlent haut et fort en critiquant le régime dans les cafés. La peur s’est brisée », explique pour sa part Temesghen.

Payer prix de la liberté

Le risque pris par les deux hommes en parlant avec des journalistes étrangers ne les effraie pas. « Après avoir accompli mon service militaire, j’aurais dû aller à l’université et construire ma vie, dit Sami, catégorique. Mais ce n’est pas arrivé. Alors quand on veut quelque chose, quand on veut la liberté, il faut être prêt à en payer le prix. Et puis si je meurs, je préfère que l’on se souvienne de moi comme d’un homme qui a lutté pour sa liberté, plutôt que comme d’un quidam qui s’est contenté de se plaindre de la situation dans des conversations avec ses voisins. »

Du coup, la vie de militant de la résistance intérieure est épuisante. Sami raconte son quotidien. Peu de sommeil, puisque l’essentiel des activités clandestines est mené la nuit, après une journée à se démener pour trouver un peu d’argent pour survivre. Le risque permanent de l’arrestation, en possession de matériel de propagande. Le jeu dangereux avec les patrouilles de la police.

L’objectif ? « La victoire, conclut Sami en souriant manifestement. Bientôt, nous pourrons vous inviter à boire un cappuccino ici, dans notre capitale. » De toute façon, la vie est devenue impossible dans le pays. Les prix au marché atteignent des sommets. Un pain coûte 5 nakfas, pour un salaire moyen de 500 à 600 nakfas par mois, pour ceux qui ont un travail, raconte-t-il. Une botte d’épinards peut atteindre 20 nakfas. L’eau est livrée par camion citerne et un jerrican coûte jusqu’à 200 nakfas. « Toutes ces humiliations quotidiennes ne font qu’accroître la colère du peuple contre le gouvernement », dit Temesghen.

Asmara, ville dangereuse

Les résistants pacifiques d’un mouvement qui fait coller clandestinement des affiches, distribuer des tracts et passer des coups de téléphone subversifs se désolent de la désagrégation d’une société longtemps unie et solidaire. Dans les rues d’Asmara, un phénomène nouveau et inquiétant commence à apparaître, raconte-t-il encore : « Des gangsters, des voleurs et même des assassins. Le cliché sur Asmara, ville la plus sûre d’Afrique, est un mythe. Notre capitale est devenue très dangereuse, surtout la nuit. » Il évoque l’assassinat au couteau et le vol d’un photographe, récemment — une première dans ce pays connu auparavant pour son calme.

Endurer ces souffrances et ces frustrations, pour les deux hommes, ne font également d’approfondir le mépris qu’ils ressentent pour la jeunesse dorée de la diaspora, qui soutient publiquement le régime dans les festivals et les concerts organisés en Occident. « Ces gens dansent sur les tombes de leurs frères et sœurs, dit Temesghen. Lorsqu’ils viennent en Erythrée, ils ont le culot de sortir en night-clubs et se rendent en chantant à Sawa », la cité militaire située près de la frontière avec le Soudan où les jeunes conscrits qui, eux, habitent encore dans le pays, sont parqués et brutalisés. « Ces enfants venus de l’étranger ont soit des problèmes d’identité, soit un intérêt financier à soutenir le régime, soit un vide personnel à combler, mais ils détruisent leur propre histoire. Le gouvernement est en train de s’écrouler et ils s’obstinent à ne pas le reconnaître. Alors au fond, les soutiens du régime dans la diaspora ne nous inspirent que de la pitié. »

« C’est la mafia qui gouverne »

Même les anciens combattants commencent à se rebeller, affirme-t-il. Certains d’entre eux, « gelés » depuis des années dans l’inaction par le gouvernement, se réveillent enfin. Eux aussi, à leur tour, refusent désormais d’identifier la dictature à l’héroïque Front populaire de libération de l’Erythrée (FPLE), qui a conquis l’indépendance de haute lutte. « Car ce n’est plus le FPLE qui gouverne, clame Temesghen. Désormais, c’est la mafia. »

Malgré la vie impossible, admettent les deux hommes, la population érythréenne ne s’est pas soulevée, comme en Egypte ou en Tunisie. « Les choses bougent maintenant et, bientôt, nous connaîtrons nous aussi notre propre révolution populaire, ajoute Temesghen. Mais il faut comprendre que, pendant des années, le FPLE était vénéré religieusement, sa parole était à la fois la Bible et le Coran, et cela tétanisait les Erythréens. Aujourd’hui, la religion des tegadelti (les « combattants » indépendantistes) est en train de s’effondrer. Alors nous avons l’espoir que les choses changent bientôt. » Et cela malgré le fait que le gouvernement a confisqué les outils technologiques, comme internet ou le téléphone, ce qui rend l’organisation d’un mouvement populaire très difficile, rajoute-t-il. Mais selon lui la situation ne peut plus durer : la dictature « est proche de sa fin ».

A leurs frères et sœurs érythréens, Sami et Temesghen veulent lancer « un message d’unité ». « Vous savez tous ce qui se passe ici. Alors unissons-nous et faisons tomber ce gouvernement. » Au monde extérieur, les deux hommes veulent d’abord adresser un conseil et un remerciement. « Merci de prendre soin de nos frères et sœurs qui sont parvenus à fuir jusqu’à vos pays. Il faut prendre soin d’eux parce que nous avons besoin d’eux, explique Sami. A vous qui n’êtes pas érythréens, nous vous demandons d’ouvrir les yeux sur ce que nous endurons et, surtout, d’ouvrir les yeux des responsables de vos gouvernements pour que la dictature n’agisse plus, comme depuis des années, dans la plus totale impunité. »

Mais ce n’est pas le chemin pris par les nôtres. J’ajoute quant à moi, entre parenthèses, qu’il est d’ailleurs question d’un nouveau paquet d’aide que l’Union européenne doit débloquer pour l’Erythrée, l’année prochaine : on dit que le montant de l’enveloppe précédente, 122 millions d’euros, pourrait être doublée… La dernière fois, en 2008, le gouvernement érythréen avait promis au naïf commissaire européen Louis Michel, en contrepartie, la libération de prisonniers politiques. Il n’en a évidemment rien été, mais le chèque a néanmoins été signé.

Une dernière blague

Et puis enfin, nous avons conclu. A la demande du chanteur érythréen Yonathan Habte, qui enregistrait l’interview pour son programme hebdomadaire de Radio Erena, Sami a raconté une blague…

Un jour, un célèbre cordonnier d’Asmara a vu passer Issayas Afeworki devant son échoppe. Flatté par un compliment du président, l’artisan s’est mis en tête de fabriquer une paire de chaussures pour celui-ci. Mais le jour où le cordonnier est allé faire la livraison de son cadeau à la présidence, Issayas s’est étonné : « Merci. Mais comment connais-tu ma pointure exacte ? — Ça fait vingt ans que tu nous marches dessus, réplique le cordonnier. Alors comment veux-tu que je ne connaisse pas ta pointure ? »