3 mai 2017, Paris — A chaque Journée internationale de la liberté de la presse, le 3 mai, on ressort les pancartes. Des photos trop anciennes pour être fiables, des noms imprononçables, d’anciennes unes de journaux. Les communiqués de presse se lamentent, avec des mots choisis. C’est la règle, après tout.
Les photographies récupérées ici et là des journalistes érythréens disparus reprennent des couleurs. On les aère à cette occasion, on les accroche aux fenêtres des réseaux sociaux, on les repeint pour la journée. Demain, il faudra pourtant bien les remiser dans leur cachette, fanés par l’exposition à la lumière et ramollis comme les ballons un lendemain de fête. Le cœur un peu serré, on attendra la prochaine occasion pour les ressortir.
Une amitié maladroite
Pendant ce temps-là, les visages de chair de ces prisonniers regardent le sol de leur cellule, sans illusion. Une journée de plus entre des murs de béton, derrière une porte sans poignée, sous une ampoule empoissée par les cadavres d’insectes. Vu depuis le bagne d’Eiraeiro, la prison centrale d’Asmara ou les stalags de l’armée érythréenne, le 3 mai est une gentille comédie que jouent les Blancs pour dire leur amitié maladroite avec ceux qui ont été capturés par le groupe du président Issayas Afeworki et enfermés dans une longue séance de sadisme gouvernemental, jusqu’au silence, jusqu’à la destruction. Mais c’est tout ce qui existe sur cette terre : tous les autres ont abandonné.
Tremblement de terre, cette année : le jury du prix Guillermo Cano de l’UNESCO a convenu de récompenser le poète et directeur de journal Dawit Isaak. Sa fille est partie à Jakarta recevoir le prix. Son frère la regardera à la télévision. Coup de chance pour le prisonnier : son visage sera plus reproduit que celui des autres, dans les médias du monde entier.
Impossible d’oublier
On le voit bien. On ne peut parler normalement, sereinement, pacifiquement, du sort atroce des prisonniers érythréens. Pour ma part, je m’y parviens pas. Car je sais que, quoi qu’il arrive, quel que soit le destin de l’Erythrée, l’épouvante de leur aventure marquera pour longtemps l’histoire de cette nation brisée. Suprême degré de raffinement dans la cruauté, le confinement au secret de ces femmes et de ces hommes depuis plus de quinze ans symbolise désormais, pour les gens ordinaires, les petites incarcérations du quotidien, dans la psychose nationaliste des vieillards, dans la méchanceté crétine des militaires, dans la cupidité névrotique des trafiquants. Pour les Erythréens, le XXIe siècle, pour l’instant, est l’ère des prisons.
On aura beau essayer d’oublier, la réalité nous rattrapera. Car un jour les Erythréens ouvriront, caméra à l’épaule, les portes des geôles désormais abandonnées. Et les survivants diront ce qui s’est déroulé dans les donjons du FPDJ, ce Front de peuple pour la démocratie et la justice qui a tout trahi — le peuple, la démocratie et la justice. L’histoire sera dure à entendre.
Lamentable échec
Alors qu’on me permette de m’adresser à ceux qui sont responsables de ce cauchemar. Quittez le pouvoir, messieurs. Votre échec est lamentable. Vous avez rendu possible la libération nationale, c’est un fait. Mais votre incompétence, votre bêtise, votre brutalité, vos calculs imbéciles et vos postures absurdes n’ont rien démontré d’autre que le fait que vous êtes des chefs violents comme les autres, voilà tout. Capables de libérer un territoire mais incapables d’émanciper un peuple, vous n’êtes pas meilleurs que tous les empereurs décadents de notre époque qui nous forcent à patauger dans les traces horribles de leurs « Grandes compagnies ».
Amis érythréens, ne vous laissez pas décourager par les assassins et les pitres. Même quand tout semble perdu, quand le monde entier semble ligué contre nous, quand les pleurs des enfermés n’émeuvent plus personne, quand les prétendus gens raisonnables vous conseillent de vous taire, continuez de rire à la face de vos tourmenteurs. Et s’ils n’ont pas oublié l’histoire dont ils sont les héritiers, les Français devraient être vos amis indéfectibles : on dit que notre préfet réfractaire Jean Moulin, dans la salle de torture où la Gestapo le défigurait méthodiquement, a épuisé les dernières forces de sa vie à dessiner, sur un bout de papier, la caricature du visage de pierre de Klaus Barbie. Quelle victoire !