Le « mur » est presque terminé

frontex-mediterranee-530x353

19 janvier 2017, Paris — La tribune ci-dessous a été initialement publiée ici en anglais, il y a deux jours, sur le blog de mon ami Martin Plaut, avec lequel je l’ai co-signée. J’estime qu’elle peut être utile à rassembler quelques informations disparates importantes et c’est pourquoi j’ai pris un peu de temps pour la traduire. Le voici.

***

Le « mur » entre l’Afrique et l’Europe est presque terminé

par Martin Plaut et Léonard Vincent

Ce n’est peut-être pas une barrière physique comparable au mur de Donald Trump pour empêcher les Mexicains d’atteindre les Etats-Unis, mais il est presque terminé.

L’Europe a quasiment scellé les passages que les réfugiés et les migrants empruntent pour traverser la Méditerranée.

Examinons les faits.Voici les routes vers le sud de l’Europe :

frontex-migration-2016

Le graphique publié par l’agence frontalière de l’UE est clair : la principale voie que les Africains empruntent passe par la Libye.

La carte ci-dessous, tirée de la même source, souligne ce fait :

frontex-illegal-entry

Les deux routes que les Africains utilisent depuis des années ont été quasiment fermées. Il n’y  plus guère de transit par la mer depuis l’Afrique de l’Ouest jusqu’aux îles Canaries et seulement un nombre limité de migrants parvient jusqu’en Espagne.

L’itinéraire à travers le Sinaï, à destination d’Israël, a été fermé.

Le traitement brutal des Érythréens, des Ethiopiens et des Soudanais dans le Sinaï par des mafias issues des familles bédouines, qui ont soutiré des rançons en multipliant les pires tortures et les viols, a certainement été un facteur de dissuasion. De même que la propension croissante de l’Égypte à expulser les Érythréens vers leur pays d’origine, en dépit de leur emprisonnement et de leur brutalisation après leur retour. Mais cette route a été scellée en décembre 2013 lorsque les autorités israéliennes ont construit une clôture quasiment infranchissable, bloquant la sortie d’Afrique par le Sinaï.

Tout cela a laissé la Libye — et dans une moindre mesure l’Egypte — comme seules routes viables pour les exilés africains. Ces deux itinéraire sont pourtant de plus en plus dangereux. Bien que l’Organisation internationale pour les migrations estime qu’environ 17 hommes, femmes et enfants périssent chaque jour en franchissant ce passage, c’est-à-dire presque un mort par heure, tous n’ont pas été dissuadés.

La Libye est essentielle au succès de la stratégie de l’UE, comme les fonctionnaires de Bruxelles l’expliquaient dans un rapport d’évaluation récent : « La Libye est d’une importance capitale comme point de départ principal pour la route de la Méditerranée centrale. »

Libye: la dernière brique dans le « mur »

L’Union européenne a adopté de nouvelles tactiques pour tenter de sceller la route de la Méditerranée centrale.

Les pays les plus soucieux d’y parvenir sont l’Allemagne et l’Italie, les deux pays qui ont accueilli la plus grande part des réfugiés arrivés ces dernières années. L’Allemagne a reçu près de 1,2 million de demandeurs d’asile au cours des deux dernières années, tandis que l’Italie a enregistré 335 000 arrivées au cours de 2015 et 2016.

Plus tôt ce mois-ci, le ministre italien de l’Intérieur Marco Minniti a été dépêché à Tripoli pour négocier un accord sur la lutte contre « la migration illégale » à travers le pays avec Fayez al-Sarraj, le chef du gouvernement libyen soutenu par l’ONU.

Minniti et al-Sarraj ont convenu de renforcer la coopération en matière de sécurité, de lutte contre le terrorisme et de traite des êtres humains.

« Il existe une nouvelle impulsion ici — nous nous sentons comme des pionniers, a déclaré Mario Giro, vice-ministre italien des Affaires étrangères au Financial Times. Mais il y a beaucoup de travail à faire, parce que la Libye n’a pas encore la capacité de gérer les flux, et le pays est encore divisé. »

Les négociations n’ont, semble-t-il, rien donné. Le gouvernement libyen résiste aux propositions de l’Italie, bien que ses objections détaillées n’ont pas été rendues publiques.

La menace allemande

Alors que l’Italie tente de conclure un accord avec la Libye, l’Allemagne profère des menaces.

La chancelière Angela Merkel faisant face à des élections en 2017, elle est désormais désireuse de montrer qu’elle ne ressent plus aucune « complaisance » pour les réfugiés, adoptant une ligne beaucoup plus dure pour ce qui est de la demande d’asile en Allemagne.

L’Allemagne a ainsi expulsé 25 000 migrants en 2016 et 55 000 autres ont été « convaincus » de rentrer chez eux volontairement.

Le ministre allemand de l’Intérieur, Thomas de Maizière, préconise pour sa part un plan visant à faciliter la détention des demandeurs d’asile refusés qui sont considérés comme une menace potentielle pour la sécurité et à les expulser depuis des « centres de rapatriement » dans les aéroports.

L’Allemagne affirme sa détermination à réduire le nombre de demandeurs d’asile en menaçant de mettre fin à l’aide au développement des pays qui refusent de reprendre leurs citoyens déboutés. « Ceux qui ne coopèrent pas suffisamment ne peuvent espérer bénéficier de notre aide au développement« , a ainsi déclaré le vice-chancelier Sigmar Gabriel à Der Spiegel.

Europe et Afrique

Les propositions de l’Italie, d’un autre côté, sont parfaitement en ligne avec les accords conclus par l’UE avec les dirigeants africains lors du sommet de Malte, fin 2015.

Les deux parties ont signé un accord visant à mettre un terme à la fuite des réfugiés et des migrants.

L’Europe offre une formation aux « autorités policières et judiciaires » dans le cadre de nouvelles méthodes d’enquête et « d’aide à la mise en place d’unités spécialisées de police anti-trafic et anti-contrebande« . Les forces policières européennes d’Europol et de la force frontalière de l’UE (Frontex) aident également les forces de sécurité africaines à lutter contre la « production de documents falsifiés et frauduleux« .

Il s’agit donc de coopérer avec des régimes dictatoriaux, comme le Soudan, qui est dirigé par Omar al-Bechir, recherché pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale.

Mais le président al-Beshir est désormais considéré comme un allié de l’Occident, en dépit de son passif notoire. L’un des derniers gestes du président Obama a d’ailleurs été de lever les sanctions contre le Soudan.

Il ressort clairement des initiatives italiennes et allemandes que l’Europe est résolue à faire tout ce qui est en son pouvoir pour réduire et finalement stopper le flux d’Africains à travers la Libye – la seule route viable à la disposition de la plupart des migrants et réfugiés africains pour rejoindre l’Europe.

Une route légale vers l’Europe

Alors que les itinéraires informels et illégaux ont été scellés, une étroite voie légale a été ouverte. L’Eglise catholique, en collaboration à travers son agence d’aide, Caritas et la Communauté de Sant Egidio, a réussi à négocier un accord avec l’Italie pour que 500 réfugiés de la Corne de l’Afrique soient autorisés à venir en Italie.

Oliviero Fortis, responsable du Département de l’Immigration de Caritas, a déclaré: « Nous devons, dans la mesure du possible, promouvoir des solutions d’entrée légales et sécurisées. Être capable d’entrer en Italie avec un visa est une opération qui fonctionne parfaitement. Sauf au niveau politique, et c’est le grand problème ! C’est l’Eglise italienne qui assumera les coûts, dans l’espoir que cette initiative soit un modèle pour l’acceptation des réfugiés que les institutions européennes peuvent suivre et reproduire. »

UE et Érythrée

L’Érythrée — qui compte parmi les dictatures les plus brutales en Afrique — est l’une des principales sources de migration et de réfugiés. Bien que l’Érythrée compte moins de citoyens que la plupart des autres États africains, davantage d’Érythréens sont arrivés en Europe au début de 2016 que dans tout autre pays africain.

Cela se déroule à un moment où la pression sur les réfugiés érythréens traversant le Soudan et la Libye est à son sommet. La « Force de soutien rapide » du gouvernement soudanais — une force spéciale autonome dirigée par un commandant janjawid notoire — sert de bras armé pour regrouper de force les réfugiés et les renvoyer en Érythrée.

L’UE se débat pour tenter de stopper cet exode. Récemment, elle a offert 200 millions d’euros d’aide à des « projets » érythréens, mais n’a guère de moyens de surveiller la façon dont cet argent sera dépensé. L’Érythrée est un État à parti unique, le FPDJ, lequel n’a jamais par exemple tenu de congrès.

Le pays est gouverné par une clique restreinte autour du président Issayas Afeworki, laquelle utilise fréquemment les conscrits du Service national pour travailler dans les fermes et les usines qu’elle contrôle.

Alors que l’UE a défini une série de programmes qu’elle est disposée à soutenir, étant donné le monopole exercé par le parti et l’armée sur toute la société érythréenne, elle n’a pratiquement aucun moyen de s’assurer que ses fonds ne finissent pas par renforcer l’autocratie.

Conclusion

Si les initiatives de l’UE échouent (et il est très probable qu’elles échoueront), elles ne serviront qu’à renforcer les régimes érythréen et soudanais. En même temps, bloquer la route de la Libye et de l’Egypte pour dissuader les refugiés d’atteindre le sol européen va tout simplement forcer les Érythréens, les Ethiopiens et les Soudanais à emprunter des trajets encore plus longs et plus dangereux pour atteindre un endroit sûr.

L’UE s’efforce de renforcer ses liens avec la Libye afin de pouvoir pénétrer dans les eaux libyennes et de pouvoir détruire les bateaux et les autres infrastructures utilisées pour faire entrer clandestinement des Africains en Europe.

Dans un rapport aux 28 Etats membres de l’UE, le contre-amiral Enrico Credendino, qui dirige la Force navale de l’Union européenne (EU NAVFOR MED) en Méditerranée, a expliqué qu’il est vital que les marines européennes opèrent dans les eaux territoriales libyennes pour arrêter le trafic. Mais cela ne peut pas se produire à l’heure actuelle, selon lui. « Il est clair que les conditions juridiques et politiques préalables ne sont pas remplies« , a déclaré l’amiral Credendino, indiquant qu’une plus grande coopération avec les autorités libyennes était nécessaire.

L’étroit passage légal offert par l’Italie est peu susceptible de répondre aux besoins des Africains désespérés qui cherchent à se refugier en Europe. Au lieu de cela, les restrictions croissantes risquent d’entraîner une augmentation des décès et du désespoir, alors que les jeunes Africains pauvres prennent des routes de plus en plus risquées pour quitter le continent, phénomène qui déstabilise davantage une partie déjà fragile du monde.

Voilà le résultat probable du « mur » africain de l’Europe.

Il ne mettra pas fin au flux de réfugiés fuyant la répression étouffante dans leur pays d’origine et ne fermera pas les frontières de l’Europe. Des milliers de personnes fuyant pour sauver leur vie seront simplement éloignés de l’Europe (et des opinions publiques européennes). L’Europe reportera le fardeau de cette crise sur des régimes brutaux et souvent racistes le long des routes des fugitifs.

Et tout cela pour quoi ?

Pour avoir refusé d’accueillir, pendant un période raisonnable, quelques milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes désireux d’apprendre, de vivre et de contribuer aux sociétés européennes, jusqu’à ce que les circonstances changent et qu’ils puissent rentrer chez eux avec gratitude envers leurs hôtes européens.

Ce n’est pas seulement une honte. C’est surtout une erreur politique aux proportions historiques.

La mécanique du monde

ca5184dc 21 avril 2015, Paris — Une fois de plus, il faut revenir sur les rives de la mer des Morts. Notre Méditerranée est devenue en dix ans la porte de l’enfer pour les fugitifs d’Afrique — Erythréens, Ethiopiens, Somaliens et Soudanais qui fuient la passion des armes et du pouvoir de leurs aînés, mais aussi désormais les Syriens qui ont échappé par d’étranges routes à la furie du Moyen-Orient. Cette fois, face à l’ampleur de l’hécatombe — mille morts ! —, tâchons d’y revenir avec les idées claires et ne taisons rien. Je veux essayer de mettre deux, trois idées en forme pour, au moins, qu’on ne dise pas n’importe quoi.

Rouages d’un système 

L’hécatombe en Méditerranée est le fruit d’un système allant des casernes d’Erythrée aux bureaux de vote européens, via les routes du cauchemar dans le Sahara. Un système vaste et complexe, qui s’est enkysté dans la réalité comme un cancer sur un organisme. Voici comment il fonctionne : animée d’abord par l’oppression, la brutalité et la bêtise du gouvernement érythréen et de ses groupies, une irrépressible mécanique pousse la jeunesse de ce pays, trahie et exaspérée, à s’embarquer sur les routes infernales du Soudan.

Ensuite ballotés entre la vie des camps, les bidonvilles d’Afrique, les filières du kidnapping, de l’esclavage et de l’exploitation, les fugitifs s’efforcent alors de survivre à l’odyssée concentrationnaire qui s’ouvre obligatoirement à eux, où les mafias de Bédouins, des militaires et des policiers cupides, des trafiquants fanatisés, des djihadistes hallucinés, des bourgeois profiteurs et des quidams racistes profitent d’eux pour extorquer de l’argent, des faveurs sexuelles ou sadiques, de la main d’œuvre gratuite ou pour jouir de jouets dociles servant leur soif de violence et leur propagande macabre. Les plus chanceux ne meurent pas ou ne disparaissent pas en chemin.

Dans ces conditions, il faut être sérieusement abruti par la mentalité petite-bourgeoise pour ne pas comprendre que les fugitifs, en s’embarquant (parfois contre leur gré) sur des bateaux délabrés, parvenus au bout du chemin de l’enfer, cherchent autant à fuir la Libye que leur pays d’origine. C’est la dernière étape, la dernière chance : pas de recul possible. Derrière, ce sont tous des assassins. Devant, c’est la mort possible, peut-être la peur, au mieux les centres de rétention européens.

Fariboles budgétaires et aboyeurs en cravate

Mais de notre côté de la mer, volontairement enfermés dans leurs fariboles budgétaires et constamment piqués aux fesses par des aboyeurs en cravate, les gouvernements européens paniquent. Doctement, incertains et trouillards, ils dégoisent, professent, communiquent beaucoup, mais ne déboursent qu’en grimaçant pour faire face à ces évadés qui font irruption dans leur petite vie compliquée, sans comprendre que la moindre décision imbécile, le moindre fléchissement dans leur action, la plus petite ambiguïté dans leurs communiqués de presse ne fait qu’aggraver la souffrance des fugitifs et influence par contagion l’ensemble de la grande « mécanique du monde » que j’ai décrite autrefois, dont nous ne sommes au fond qu’un élément au milieu de la chaîne. Ainsi, on ne sait plus comment faire face à ce système du désastre.

D’avantage d’armée, plus de radars ou de navires, moins d’argent, des drones, des médecins, des flics, des diplomates : on envoie tout et n’importe quoi, dans le désordre, sans comprendre. Mais l’Europe et ses erreurs, ses errements ou ses âneries, font partie d’un système et n’en sont ni le commencement ni la fin. Un système à cheval entre les rues des villes d’Afrique, le chaos arabe et les institutions européennes, avec ses acteurs, ses forces contradictoires et ses rapports de force, qui produit aujourd’hui l’une des tragédies les plus épouvantables de notre temps.

Gripper la mécanique

Mais ce n’est pas en s’attaquant seulement à l’une des manifestations de ce système que l’on parviendra à faire cesser le massacre. Secourir les « migrants » en mer n’est que la moindre des choses, mais ce n’est certainement pas une solution suffisante. Les laisser se noyer ou détruire les bateaux est également stupide : voilà bien une idée de militaire ! C’est l’ensemble du système qui doit être déconstruit — en Afrique, au Maghreb et en Europe.

Mais je ne vois malheureusement pas les peuples prendre ce chemin-là, ni à Asmara ni à Khartoum ni à Tripoli — ni d’ailleurs à Paris ou à Bruxelles. La nouvelle politique européenne, consistant à inclure la junte militaire érythréenne dans l’effort pour tarir les routes de l’exil, à coups de millions d’euros et de programmes « d’aide au développement », ne fera que renforcer la dynamique motrice du système. L’appareil militaire érythréen se renforcera, la maîtrise du peuple par la dictature se resserrera, les prisonniers pourront être enterrés dans le sable dans l’impunité et les jeunes perdront tout espoir de voir leur vie changer. Dans ce monde arabe si obsédé par l’identité, la mort et l’oppression, les peuples ne se réveilleront pas de sitôt de leur long cauchemar, où ils font vivre dans l’impunité et le silence les pires tourments à leurs frères noirs, lesquels pour l’instant n’ont pas les moyens de se révolter. L’histoire dira que l’indifférence y est générale pour le martyre des Africains. En Europe, des gouvernements de droite continueront à être majoritairement élus, appliquant des politiques déraisonnables et contre-productives, qui ne feront qu’aggraver ce système terrifiant qui leur permet, par choc en retour, de se maintenir au pouvoir. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que notre somptueuse mer commune se soit transformée en Styx, le fleuve nous séparant des Enfers : nos bulletins de vote choisissent de ne rien changer.

Conditions politiques

Ainsi, la réalité est cruelle : le système est solide et les moyens de le gripper ne sont même pas examinés. Nous ne sommes pas même au début du commencement d’une nouvelle ère. Car aujourd’hui, les conditions politiques ne sont pas réunies pour que les portes de l’enfer se referment. Il faudrait l’intervention des peuples. Mais à Tripoli comme à Londres, à Khartoum comme à Berlin, au Caire comme à Rome, les peuples sont épuisés et regardent, découragés ou semi-délirants, leur vie se dérouler à la télévision.

Le système de Satan

lampedusa-mjg

3 octobre, Paris — Je voulais écrire un billet pour commémorer aujourd’hui le naufrage cauchemardesque de Lampedusa, l’année dernière, mais au fond je n’ai rien à dire. Du fond de la mer, les morts ne réclament plus rien. Les survivants pleurent encore, avec un bouquet de mains sur leurs épaules. Leurs amis s’élèvent et s’insurgent, dénoncent et accusent, à bon droit. Les politiciens relisent les notes interminables de leurs conseillers, qui leur expliquent depuis des années combien ils sont impuissants et pourquoi, pour être justes, ils doivent rester lâches. Les trouillards des bureaux de vote, de toute façon, les menacent avec leurs fourches en forme de télécommande. Et les évadés d’Erythrée continuent de se masser sur les rivages de Libye, dans l’attente de la prochaine fripouille qui leur videra les poches et les enverra mourir les poumons pleins d’eau ou se sauver dans nos centres de regroupement.

Rien n’a changé et, si les choses restent en l’état, rien ne changera. Alors, pour ma part, je ne peux rien ajouter. A quoi bon, finalement ? J’ai joué ma partition et mon petit combat personnel a réussi : de nombreux médias se sont joints aux quelques voix solitaires qui, depuis des années, prêchaient dans le désert qu’au large des côtes méditerranéennes de l’Europe, quelque chose avait lieu qui méritait l’attention des Européens. C’est ce que je cherchais, lorsqu’en 2009 je me suis jeté dans le vide pour aller à la rencontre des Erythréens. Mais aujourd’hui, je n’ai pas l’énergie pour faire de cette énième horreur de la « migration » un spectacle, des images ou des bons mots.

A la limite, je veux simplement dire, ou plutôt redire ceci : que la fuite massive des jeunes Erythréens hors de leur pays, et le martyre qu’ils subissent tout le long de leur évasion, est un événement historique majeur de notre temps. Dans plusieurs années, lorsque le show-business et les historiens reprendront la main sur notre époque, dans leur mosaïque d’images symbolisant les tristes années que nous vivons aujourd’hui, ils choisiront sans doute parmi elles celles des rescapés de Lampedusa, ces visages épuisés et stupéfaits des garçons et des filles d’Erythrée qui ont fui la terreur pénitentiaire d’Issayas Afeworki et ses amis. Mais nous vivons les temps de l’exaspération : les boat-people d’Afrique sont embarqués dans une histoire qui les dépasse.

Mécanique infernale

C’est un grand système qui s’est mis en place entre les villes étouffées d’Erythrée et les rues de nos cités. Des acteurs divers y ont pris leur place et font tourner une mécanique infernale qu’il est bien difficile de gripper. Voulant la stopper, il est illusoire de ne repeindre ou de ne réparer qu’un seul maillon de cette longue chaîne de responsabilités qui noircit nos journaux et nos consciences. Des mouchards d’Asmara aux chefs de famille bédouins du Soudan et d’Egypte, des trouffions égarés de Sawa aux mafias libyennes, des politiciens de la droite israélienne aux rescapés des chambres de torture du Sinaï, des humanitaires européens aux pêcheurs des grands fonds, des élus locaux de Sicile aux matamores de la technostructure romaine, des bénévoles des associations aux petits-bourgeois fébriles, des commissaires européens aux journalistes pressés des grandes rédactions, toute une machinerie complexe tourne inexorablement, l’un entraînant l’autre, l’autre motivant l’un. Si l’on voulait réellement que ce cauchemar s’arrête, il faudrait une action de grande envergure, forte et définitive. Pour être à la hauteur de la tâche, on devrait au moins être à la hauteur de ce système, dépassant les frontières et les petits arrangements cosmétiques. Il faudrait, par exemple, parler au gouvernement d’Asmara sur un autre ton et avoir de bonnes raisons de le faire. Les peuples africains pourraient répudier publiquement le charabia auto-satisfait des domestiques du parti unique érythréen, et les peuples arabes se lever, cette fois, pour les droits de leurs frères noirs qui traversent leur pays.

Mais il est aussi difficile de s’attaquer à ce problème qu’à faire la révolution : des forces contradictoires nous paralysent, la peur de la violence nous menace, la crainte de tout perdre ou de perdre le peu qu’on a nous glace, l’incertitude des résultats nous épuise avant même qu’un effort soit engagé. Les uns regardent ailleurs, les autres prient, certains s’adonnent gaiement à la barbarie et les derniers argumentent doctement dans le sabir de Diafoirus. Moi même, je l’avoue, je ne fais pas exception.

« L’exil n’est pas la solution »

Alors non, nous ne sommes pas très malins. Un an après Lampedusa, nous voici bien abattus. C’est pourquoi je suis très intéressé par la dernière initiative du mouvement Arbi Harnet, dont j’ai souvent parlé ici. Ses militants diffusent depuis quelques semaines un slogan à l’intérieur du pays. Le message est simple et frappant : « L’exil n’est pas une solution. » Une phrase qui laisse songeur. C’est au moins une tentative de lancer un grain de sable dans la roue destructrice de l’exode qui s’est emballée depuis dix ans. Je regarde la roue tourner, guettant le hoquet, l’infime irrégularité qui commencera à modifier, lentement, doucement, l’ordre écœurant des choses. Au moins, j’espère secrètement. Si cela se produit, nous aurons tous intérêt à ne pas rater le moment où, cette fois, on pourra faire s’écrouler cette broyeuse de mômes qui sévit d’Asmara à Calais.

Notre histoire

lampedusa3

18 août, Bourdeaux — Depuis quelques semaines, on me demande d’expliquer comment il se fait que des milliers d’Erythréens hantent nos centres de rétention et affolent nos fonctionnaires. Je me répète, de bon gré, ici sur internet, là dans un quotidien, ailleurs dans un hebdomadaire ou ce matin même à la radio.

A cette occasion, j’ai retrouvé ce petit précis jamais publié sur l’Erythrée, rédigé durant l’été 2011, six mois avant la publication des Erythréens et alors que je travaillais parallèlement à l’écriture d’un film, aujourd’hui rangé au rayon des objets perdus. Malgré son incapacité à convaincre quelque boîte de production que ce soit, ce texte me semble clair, complet, actuel — bien qu’il ait déjà trois ans, et que rien n’a changé depuis cette date, à part peut-être que les Erythréens se sont aménagés une petite place dans la presse francophone.

Les temps sont à la nécessité d’informer sur l’Erythrée et sa trajectoire terrible ? Qu’on en fasse donc l’usage qu’on voudra, pourvu qu’il soit honnête.

« En septembre 2011 seront été commémorés dix ans d’histoire depuis les attentats du 11 septembre. Mais personne — ou presque — ne se souviendra qu’une semaine après les attaques qui ont frappé les Etats-Unis, une autre catastrophe a eu lieu, de l’autre côté du monde, en Érythrée. Le mardi 18 septembre 2001 à l’aube, le président Issayas Afeworki a littéralement coupé du monde son petit pays d’Afrique de l’est. Profitant de la diversion, il a fait incarcérer les réformistes de son parti, ordonné la fermeture de la presse libre, fait jeter en prison les journalistes et les intellectuels contestataires. Craignant pour son pouvoir mis à mal par une guerre absurde menée entre 1998 et 2000 contre l’Éthiopie, il a transformé son pays en caserne disciplinaire sur laquelle règnent ses généraux et leurs mouchards.

L’ancien héros de la guerre d’indépendance (1961-1991) est désormais le maître absolu d’un « Kampuchea africain », un cowboy reptilien en sandales, boulimique de calculs et de whisky, que les diplomates occidentaux ne comprennent pas. De l’aveu même de ceux qui l’ont côtoyé récemment, l’un des défauts les plus exaspérants d’Issayas Afeworki, c’est sa prétention de tout savoir mieux que tout le monde et sa conviction de n’être servi que par des incapables. Or, non. C’est le monde tel qu’il se le représente qui est fou, pas ses concitoyens. Mais il ne le sait pas, et personne parmi ses larbins ne se risquera à le lui dire en face.

Alors dans le pays, les rassemblements de plus de sept personnes sont strictement interdits. Toute contestation est sanctionnée par la détention dans des conteneurs de cargo, à la discrétion du bureau du chef de l’État. Seuls les citoyens de plus de cinquante ans peuvent quitter le territoire, munis d’un visa de sortie extrêmement difficile à obtenir. La vie, c’est l’armée. Des rafles baptisées « giffas » sont opérées au hasard des villes et des villages pour enrôler de force des recrues en âge de porter l’uniforme et rattraper les insoumis. Des camions sont bourrés de garçons et de filles qui doivent tout quitter sur le champ pour « accomplir leur devoir national ». La dernière année de lycée doit être obligatoirement accomplie dans le « warsay yekealo », le « service national des vétérans » qui commence au sein du complexe militaire de Sawa. Les filles sont fréquemment violées, les garçons systématiquement brutalisés. On commence ensuite à travailler à perpétuité, pour une misérable et aléatoire poignée de nakfas, sur les grands chantiers du Président. Pas de démobilisation avant la quarantaine. Les plus chanceux, ou les plus pistonnés, ont juste le temps de faire une école technique avant de retourner travailler pour l’Etat.

Alors, au fil des mois, depuis dix ans, le pays se vide. Les Érythréens se procurent de l’argent pour payer des passeurs. Vers le Soudan, vers l’Éthiopie, ils fuient en masse. Ce petit pays est devenu l’un des pourvoyeurs les plus importants de migrants clandestins de ces dernières années. Ce sont majoritairement des Érythréens qui se font abattre par la police égyptienne, alors qu’ils tentent de passer en Israël. Ce sont surtout des cadavres d’Érythréens que l’on retrouve, habillés pour un long voyage, le long des pistes du désert du sud libyen. Ce sont des Érythréens qui sont pourchassés, autour de Benghazi ou Misratah, par des insurgés traquant les mercenaires de Kadhafi. Ce sont pour la plupart des Érythréens qui viennent se noyer ou échouer sur les plages italiennes et maltaises.

Donc admettons au moins une chose. A force que l’Europe soit traversée par la fuite éperdue des Erythréens en cavale, l’histoire de l’Erythrée est aussi devenue la nôtre. »

Asmara électrique

Des résidents d’Asmara devant les avis de décès des victimes de Lampedusa (photo clandestine diffusée par le Projet Arbi Harnet)

28 octobre 2013, Rabat — Derrière la porte fermée de l’Erythrée, on entend pourtant des bruits. Des bruits qui indiquent qu’une nervosité grandissante s’est empérée des autorités, après des mois de déstabilisation par petites touches, de mécontentement de la population, de pénuries, de luttes pour le pouvoir au sein de la clique régnante. Le naufrage du 3 octobre au large de Lampedusa ayant causé dans les familles une puissante vague de douleur et d’inquiétude, le gouvernement a par exemple commencé par faire arracher les avis de décès, traditionnellement punaisés sur des placards publics dans les rues. Les affiches commençaient à devenir un rendez-vous de citoyens mécontents.

Pour prévenir toute organisation intérieure de la jeunesse, la junte, de plus en plus divisée sur la conduite des affaires, a par ailleurs fait organiser de grandes « giffas », ces rafles de rues destinées à capturer ceux qui ne seraient pas en règle avec leurs obligations militaires, à Asmara et Keren. Les jeunes enrôlés de force auraient été transférés par centaines dans les camps militaires de Sawa, près de la frontière du Soudan, et Wi’a, dans la zone torride proche de la mer Rouge.

Un service d’ordre éthiopien

On a dit ici que, depuis le coup de force du 21 janvier, le président Issayas Afeworki ne faisait plus confiance à grand monde, et notamment à son armée, dont des officiers ont osé le défier à tour de rôle depuis presqu’une année entière. Suprême ironie pour un homme qui se targue d’être le dernier rempart de la nation contre l’impérialisme américain et son laquais l’Ethiopie, les « giffas » ont donc été conduites par les recrues du Mouvement démocratique du peuple du Tigré (Tigray People’s Democratic Movement, TPDM ou « Demhit »), une rebellion éthiopienne jusque-là cantonnée aux frontières du frère ennemi mais désormais positionnée dans la capitale. Pour le pire, apparemment, selon ce que nous apprend le formidable mouvement Arbi Harnet (« Vendredi de la liberté »), désormais en pointe avec Radio Erena dans la diffusion d’informations depuis l’intérieur du pays.

Le projet Arbi Harnet nous apprend par ailleurs qu’une « giffa » aurait mal tourné samedi dernier à Asmara. Une unité du Demhit aurait tenté de conduire une rafle au sein des téléspectateurs d’un match de football de la Ligue des Champions réunis au restaurant Hamassien. Après que les rebelles éthiopiens eurent maltraité un jeune garçon, les résidents du quartier Markato se seraient violemment retournés contre eux et les échauffourées se seraient propagées au quartier de Mai Temenai. Les autorités ont pris l’incident suffisamment au sérieux pour que Wedi Isaak, le chef de la police de la Zone administrative centrale dont dépend Asmara, se serait personnellement déplacé. Il aurait fait couper l’électricité dans le quartier et le retour de la nuit aurait calmé les esprits.

L’information selon laquelle la compagnie allemande Lufthansa (qui, avec Egypt Air, assure une liaison régulière avec l’Erythrée) aurait décidé d’annuler ses vols à destination d’Asmara a été confirmée. Reste à en connaître la raison, alors que la compagnie Eritrean Airlines est pour sa part désormais, si on peut dire, en roue libre, après que son gestionnaire pakistanais est rentré au pays. Confrères, à vos téléphones : il se passe quelque chose derrière la porte de fer du FPDJ.

Lampedusa, l’épisode macabre

A-boat-which-sank-2339763

26 octobre 2013, Rabat — Les Erythréens sont revenus. Par centaines, ils sont morts une fois de plus au large de l’île blanche de Lampedusa, dans les eaux froides de la Méditerranée. Je vois passer des photographies des victimes depuis quelques jours : de jolies jeunes filles, des garçons blagueurs comme le sont souvent les jeunes conscrits échappés de la poigne de leur sergent, des mamans téméraires avec leur enfant joufflu, des hommes abrutis par les épreuves.

On mesure mal, nous Occidentaux, ce que cette épouvante représente pour ce petit peuple fraternel, perdu sur ses hauts-plateaux et dans ses campagnes tranquilles, dans son pays cisaillé par les casernes et la peur. J’ai l’habitude de dire que, d’après ce qu’il m’a été donné de voir, être érythréen, ce n’est pas une nationalité mais une espèce de confrérie. Pour les gens de cette nation qui, à la frontière de l’immense Soudan, a la taille d’un village, la mort de centaines d’entre eux est une hécatombe d’une ampleur exceptionnelle.

C’est d’autant plus cruel à vivre pour la diaspora. Eux s’en sont sortis. Ils ont un toit, du feu, des vêtements, des cartes de métro, des cafés pour les habitudes et des épiceries favorites. Mais les naufragés de Lampedusa, eux, ont échoué. Ils sont morts en chemin.

Quelques jours de vide

La cacophonie dans laquelle la presse française, notamment, s’est soudain intéressée à l’Erythrée n’est pas grave. Au moins, les Erythréens qui parlent le Français ou qui ont des amis dans le monde francophone savent qu’ils ne sont plus tout à fait seuls. Malgré les injures des partisans du gouvernement, de drôles de Blancs racontent leur histoire.

Mais la consolation a été de courte durée. Après quelques jours de vide doctrinal, les hommes d’Issayas Afeworki ont repris l’offensive. Au début, la télévision publique avait certes qualifié les morts d’« immigrés illégaux africains ». Mais pressé de toutes parts, et notamment par les formidables mouvements de jeunesse de la diaspora, le gouvernement d’Asmara s’est vu contraint d’admettre qu’ils étaient également les petits frères et les petites sœurs de centaines de familles vivant au coin de la rue, de Qarora à Assab et de Tessenei à Massaoua

L’ambassade d’Erythrée en Italie a présenté ses condoléances. Yemane Gebremeskel, le directeur de cabinet du président (un lecteur assidu des sites conspirationnistes occidentaux), ainsi que quelques ambassadeurs de confiance, dont l’extravagant plénipotentiaire au Japon, Estifanos Afeworki, y sont allés de leurs habituels commentaires agressifs. Et le ministère de l’Information a fini par diffuser cet improbable communiqué dans lequel l’Erythrée accuse l’administration américaine d’être derrière le trafic d’êtres humains. Et les morts du détroit de Sicile ne seraient donc que ses marionnettes.

Quand le gouvernement érythréen accuse les Etats-Unis de piloter un vaste complot de trafiquants d’êtres humains, il ne faut pas se méprendre. Les trafiquants, selon eux, c’est nous. Nous, les journalistes, écrivains, universitaires, militants qui depuis des années clamons dans le désert que les Erythréens vivent, à l’intérieur de leurs frontières, un insupportable enfer. Notre objectif, selon le ministère de l’Information érythréen, est de « désintégrer et paralyser l’indomptable peuple et le gouvernement de l’Erythrée ». Et tout cela en touchant un confortable salaire provenant des caisses de la CIA. Voilà réellement leur vision du monde.

Tous les visages du gouvernement

Et c’est ainsi que, perdus dans leur don-quichottisme imbécile, Issayas et ses hommes continuent de se comporter comme des guerilléros maoïstes : le peuple est en armes et le parti est sa cervelle. Il n’est donc pas étonnant que les moustiques du FPDJ en Europe aient recommencé leurs petites manœuvres de société secrète. Tirs de barrages d’injures et de diffamation sur les réseaux sociaux, attitude compassionnelle et compassée pour les Occidentaux (le rusé ambassadeur en Italie a même réussi à être l’un des invités de marque de la commémoration officielle de la tragédie, alors que les survivants et les familles des morts ne l’étaient pas), terreur et confusion dans la diaspora.

On apprendra par exemple que les représentants du régime en Sicile tentent actuellement d’extorquer 150 euros aux familles des victimes, pour prétendument payer des tests ADN qui ont déjà été réalisés gratuitement par la Croix-Rouge. L’ordre qu’ils ont reçu est de réunir les preuves que les cadavres sont bien érythréens, puisque les puissants d’Asmara sont convaincus qu’il s’agit d’Ethiopiens envoyés mourir pour salir l’image de la mère patrie. Parallèlement, le gouvernement vient d’interdire la publication de tout avis de décès sur le territoire érythréen. Les affiches de deuil étaient devenues le rendez-vous de citoyens mécontents.

Malgré tout, comme à chaque épisode tourmenté de l’histoire récente de l’Erythrée, je me dis qu’il y aura un avant et un après. La défection d’Ali Abdu, la mutinerie du 21 janvier, les purges du printemps, les pénuries de plus en plus graves. Les temps sont favorables aux consciences éclairées.

Des réfugiés (et ceux qui les sermonnent)

20 juin 2013, Paris — Ce grand cauchemar, ce long cauchemar de la fuite éperdue hors d’Afrique continue. Lorsque je me suis rendu en Sicile, il y a maintenant quatre ans, nous en étions déjà au même point, déjà au point de rupture de la misère et de la mauvaise gestion. Je l’ai écrit dans mon livre. Les petits caïds rançonnaient les Africains venus ramasser les abricots, pendant que les bourgeois leur tiraient dessus à coups de carabine à plomb. Les Erythréens et les Soudanais se repliaient dans les bois des montagnes de Sicile, puisqu’en ville ils étaient indésirables. Lampedusa sentait le mouroir et l’émeute. De l’autre côté de la Méditerrannée, les hommes de Kadhafi saignaient les évadés d’Afrique aux quatre veines, esclaves dociles, prisonniers utiles, jouets sexuels ou animaux de traque, avant de les envoyer mourir ou se clochardiser chez nous, sur des coques de noix, contre deux mille dollars. Aujourd’hui, les prisons de Misratah et Benghazi sont toujours pleines de fugitifs martyrisés, sans substance et sans amour. Les Egyptiens s’essuient les pieds sur les Erythréens kidnappés par les Bédouins du Sinaï. Les Israéliens travaillent à inventer l’expulsion de masse. Et les Européens déblatèrent n’importe quoi.

Nous, journalistes, écrivains ou humanitaires, nous avons raconté toutes les histoires. Nous avons épuisé notre musette. Il ne reste plus rien. Toutes les horreurs ont déjà eu lieu, les nouvelles épouvantes sont de pâles copies. Des survivants portent plainte contre l’Otan ? Peut-être bien. Nous sommes condamnés à nous répéter. Aujourd’hui, nous sommes passés de la crise humanitaire à la crise statistique. Les réfugiés sont devenus abstraits. Ils sont passés sous la toise de la sociologie et des sciences sociales. C’est fini, ils sont des couvertures d’hebdomadaires, ils n’existent plus. Le show-business les a avalés.

On marque aujourd’hui, paraît-il, la Journée mondiale des réfugiés, en même temps que les Erythréens commémorent la Journée des martyrs. Ces mômes en uniforme tombés pour l’indépendance dans les collines et les déserts de leur pays, les voici maintenant dans les Land Cruiser des trafiquants, les caves des tortionnaires du Maghreb, les bidonvilles d’Occident. Suprême ironie, triste coïncidence. Pendant leur calvaire, ils se font faire la morale par tous, la stupide dictature érythréenne et nos imbéciles heureux d’Occident. Peut-être vaincront-ils une fois de plus, envers et contre tout, contre tout le monde, toutes les prévisions. Ou peut-être ont-ils perdu, définitivement. Je n’en sais rien. Je pense simplement à tous ceux que j’ai croisé ces dernières années. Et pour une journée je hais de tout mon cœur ceux qui les prennent de haut, ici et là-bas, et je leur dis ici qu’ils sont des abrutis sans culture.

Epouvante ordinaire

12 juillet 2012, Bourdeaux — Certains prient, d’autres pleurent. Moi, je ne peux me résoudre à ne rien écrire. C’est un sortilège. J’ai appris hier, en filant comme un voleur vers le sud de la France, qu’un Zodiac dégonflé en perdition, qui était parti de Libye fin juin chargé d’une cinquantaine d’Erythréens et d’une poignée de Somaliens, avait été retrouvé l’autre jour au large des côtes tunisiennes. Accroché à ce qui restait du canot pneumatique, un survivant, brûlé et déshydraté, a raconté son cauchemar à une délégation du HCR, sur son lit d’hôpital à Zarzis. C’est une épouvante, l’un de ces nombreux récits que ceux qui s’intéressent d’un peu trop près à la catastrophe vécue par les évadés de la Corne de l’Afrique recueillent depuis des années. Sans effet, sinon celui de se voir affublé du titre un peu ridicule de « spécialiste » lorsque des confrères journalistes appellent.

Le nouveau Maghreb maltraite autant les Africains que les anciens tyrans

A chaud, deux questions me viennent à l’esprit. Que faire pour en finir ? Que va-t-il advenir du survivant ?

A la première question, une seule réponse ne suffirait pas. Mais il reste que, peut-être, se trouve là l’un des échecs les plus désastreux des révolutions arabes. Les « migrants clandestins », comme on dit stupidement, passent par la Libye ou l’Egypte pour gagner les refuges de la démocratie parlementaire. Les mafias locales, trafiquants, bourgeois et policiers, en tirent un bénéfice substantiel, de mèche avec quelques potentats érythréens en place, comme je l’ai déjà raconté ici. Sans doute serait-il pertinent de s’intéresser aussi à eux et aux politiques menées depuis l’année dernière par les nouveaux pouvoirs du nouveau Maghreb, qui maltraitent autant les Africains en transit sur leur territoire que les anciens tyrans.

A la deuxième question, il n’existe pas encore de réponse. J’imagine pourtant que le HCR, l’une des quelques agences de l’ONU qui fournissent un travail remarquable, va suivre et soutenir ce martyr, lui trouver une chambre et des médecins pendant quelques mois, avant de lui proposer l’un de ces programmes d’installation dans un pays tiers, en Amérique du nord ou en Scandinavie, qui faisaient rêver ses compagnons de naufrage, avant qu’ils ne meurent de déshydratation et coulent en Méditerranée. Notre rôle, à nous tous qui nous sentons impuissants, commencera là.

Entre-temps, on notera que le Haut commissaire adjoint aux réfugiés a appelé les navigateurs à porter secours aux réfugiés en dérive sur la mer. En contravention avec les infâmes lois sur la criminalisation de l’aide à l’immigration clandestine en vigueur en Europe, et notamment en Italie et en France.