23 novembre, Paris — L’écriture ne sert à rien, sinon à déclencher des tempêtes. Le journalisme ou la littérature, en eux-mêmes, n’ont le plus souvent pas d’autre utilité que celle de provoquer, sans le vouloir ou à rebours de leurs intentions, des désastres ou de longues rêveries, mais guère plus. C’est déjà bien, au fond. Mais à la conquête de leur propre idéal, les deux sont souvent inutiles.
On me demande pourquoi je n’écris pas sur la favela sauvage des migrants à Calais, réduits par bêtise à la vie de chiens errants. On me demande de venir sous les ponts nauséabonds de La Chapelle pour y rencontrer les clochards érythréens qui s’y retrouvent. Je ne le fais pas. D’autres le font, et bien mieux que je le ferai jamais. Je lis leurs articles, je m’enflamme pour leurs plaidoyers, je me documente grâce à leur patience. Car j’avoue que, depuis la publication de mon livre, je suis parvenu au bout d’un paradoxe et que je n’en trouve pas l’issue.
J’ai déjà dit que le journalisme ne servait à rien, de toute façon. Politiquement, je veux dire. De nos jours, l’air du temps est suffisamment empoisonné pour que la démonstration publique de la crapulerie de l’un de nos chefs ne l’empêche pas de conquérir ou de conserver le pouvoir. Nous y sommes habitués, et même certains s’y reconnaissent et s’y rassurent, heureux d’avoir un guide qui leur ressemble et qui partage leur lypémanie. Sans doute, la chute du Bas-Empire romain a-t-il été précipitée par la corruption de ses empereurs, mais aussi par l’idiote imitation de ceux-ci par les citoyens de l’empire. Voilà où nous en sommes.
L’effet de notre plaidoyer
Pour ce qui est de l’Erythrée, j’apprends avec consternation l’effet de notre plaidoyer. En 2011, lorsque j’écrivais Les Erythréens, aucune voix en France ne parlait de ce pays. Début 2012, lorsque mon livre a paru, mes confrères sont tombés des nues, comme moi aussi je l’avais fait quelques années plus tôt en écoutant les évadés raconter leur histoire. Aujourd’hui, la dictature et ses fugitifs sont devenus des sujets d’actualité. Pas au point de mobiliser des foules, non, mais au point de mobiliser parfois la grande presse. D’autres s’en sont donc accaparés, chacun avec sa spécialité et son angle. Je prends souvent cela comme une petite victoire de la pauvre lutte obstinée, à quelques uns, pour faire advenir une part négligée de la réalité dans le grand chambard claironnant du spectacle de l’information.
Or, l’effet produit sur les politiques a été désastreux.
L’ombre grandissante du problème érythréen sur la scène publique a certes légèrement modifié l’agenda des diplomates. Auparavant indifférents ou désinvoltes, désormais au Quai d’Orsay, à Bruxelles ou à New York, on tente de nouveau des approches, on élabore des stratégies, on teste des mécaniques. Soft issues et hard issues sont listées par les stagiaires des ministères. On parle aujourd’hui des Objectifs du millénaire, pour pouvoir parler demain des camps de concentration. Aiguillonné par des think-tanks farcis d’illusions, on assure que le dialogue est ouvert et que des résultats sont en vue.
La France maintient ainsi une main sur la gorge de la dictature d’Asmara, en présentant par exemple la dernière résolution votée par le Conseil de sécurité de l’ONU. Mais en parallèle, elle accède aux lubies de la Commission européenne, qui s’apprête à doubler l’enveloppe d’aide à l’Erythrée en début d’année prochaine. Les très limités instruments de justice de l’ONU continuent de mettre sous pression les ambassadeurs érythréens, à la Commission des droits de l’homme par exemple. Mais l’état-major et certaines agences des Nations unies se suivent en file indienne à Asmara où, tout en courbettes et ordres du jour, ils discutent en souriant avec « l’angkar » d’Issayas Afeworki.
Se refaire une contenance
Du coup, le retour de la question érythréenne a aussi permis à la junte militaire et ses séides de se redonner une contenance et de se rebâtir une légitimité. Aujourd’hui, ils sont en train de marquer des points importants et de remporter la bataille politique qu’ils ont engagé pour sauver leurs pauvres peaux. Car il faudra bien accéder à certaines de leurs demandes, quand on négociera avec eux certaines des nôtres.
Faudra-t-il, comme l’a naïvement cru l’ancien Commissaire européen Louis Michel en 2007, signer des accords permettant au régime de survivre un peu plus longtemps, contre la promesse jamais tenue, et intenable, de la libération du journaliste suédo-érythréen Dawit Isaak, disparu dans le système concentrationnaire avec les raflés de septembre 2001 ? On le fera, même si le siège réservé pour le prisonnier dans l’avion du retour était resté vide, et le restera toujours.
Faudra-t-il révoquer le mandat du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Erythrée, cible avec d’autres d’une campagne de calomnie du super-flic Girma Asmerom, renvoyé à New York par son copain de bistrot Issayas Afeworki pour nettoyer la place ? On le fera, même si les prétendues réformes du régime ne sont que des tours de passe-passe sans conséquence, uniquement destinés à contenter des costumes-cravate débordés, cochant des cases sur les fiches fournies par des conseillers.
Tout change pour que rien ne change
C’est ainsi, disent-ils doctement. Soit on discute pour que ça change, soit on ne discute pas et rien ne change — et si on discute, on troque. Je crois qu’ils n’ont pas compris. Ils n’ont pas compris qu’ils avaient affaire à des guérilleros à la mentalité d’assiégés, à des hommes qui ne quitteront jamais le maquis mental où ils marinent depuis maintenant plus de dix ans. Ils n’ont pas compris qu’ils discutaient avec des menteurs qui les méprisent, à des cowboys qui les connaissent très bien et qui les détestent, à des cogneurs sûrs de leur bon droit et conscients des faiblesses de leurs adversaires. Issayas Afeworki a menti à Louis Michel en 2007, ses cappi mentent aujourd’hui aux délégations qui viennent leur rendre visite. C’est cela, qui est ainsi. Or, on ne sait pas comment faire, avec les menteurs, n’est-ce pas. On n’apprend rien sur le sujet dans les écoles de sciences politiques. Alors, comme les fonctionnaires érythréens, on fait semblant d’y croire, pour ne pas éveiller la colère de la bête — car Dieu sait de quoi elle est capable.
On m’a dit par exemple qu’à Bruxelles, un haut diplomate s’était récemment émerveillé des réussites de la politique européenne en Erythrée, après que le « dircab » du dictateur, Yemane Ghebremeskel, lui a assuré sans rire que le service national serait désormais limité à dix-huit mois… J’aimerais que cet homme aille dans les camps de réfugiés où se pressent les jeunes érythréens paniqués, les filles violées au camp militaire de Sawa et les garçons qu’on pend aux arbres, et qu’il plaide sa cause : « Rassurez-vous, grâce à nous, vos chefs vont vous améliorer l’ordinaire. »
En outre, dans le système international, l’Erythrée a su jouer la carte habile de l’anti-impérialisme et beaucoup de pays ont intérêt aujourd’hui à contrer la puissance américaine, quel qu’en soit le prix. De nombreux Etats jouent des jeux à multiples bandes, ballotés entre l’Amérique belliqueuse, une Russie acculée, une Chine croissant comme de l’encre sur un buvard, les BRICS, les non-alignés et que sais-je encore, pour assurer la défense de leurs maigres intérêts, percés comme des outres trop longtemps trimballées. Pour ne pas tomber à genoux dans un univers où les haches de coupeurs de têtes sont constamment brandies, de grandes nations cherchent à maintenir l’équilibre mouvant et précaire d’un ordre mondial délirant, quelles qu’en soient les conséquences. S’il faut s’allier à l’Erythrée ou enfoncer le visage des Erythréens un peu plus profondément dans la poussière pour parvenir à nos fins, on le fera. Cela, comme dit l’autre, ne coûte pas bien cher. Après tout, les Erythréens ont bien le droit de se faire bastonner par leurs oncles.
Rajouter un tour de clé
C’est donc à ce terrible paradoxe que nous nous cognons désormais, comme des mouches enfermées dans un bocal. Sous prétexte de s’émouvoir de ses conséquences, on balaie sur un bas-côté de notre chemin l’immense souffrance du peuple érythréen. Au nom du rétablissement d’un peu de normalité et de droit en Erythrée, on rajoute un tour de clé aux cellules des prisonniers d’EiraEiro, renonçant à faire sortir les survivants de leur trou. En croyant aider à l’amélioration des conditions de vie des Erythréens, on condamne les gamins de ce pays à de plus doux caprices pervers de leurs bourreaux. Et de cela, nous qui depuis des années plaidons la cause des évadés des camps de travaux forcés, nous en sommes un peu la cause. Nous avons réveillé les diplomates et ils ont recommencé les mêmes erreurs, qui leur avaient auparavant fait préférer le sommeil à l’action. Voilà pourquoi je me demande bien ce que nous devons faire maintenant, puisque décidément l’écriture ne sert à rien.