L’Etat-caverne

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5 novembre 2016, Paris — Tous les ans, la lecture du rapport du Groupe de contrôle de l’ONU sur la Somalie et l’Erythrée est ahurissante. Cette année encore, ce précieux document éclaire d’une lumière crue les rares aspérités que la dictature érythréenne néglige sur sa carapace d’acier, sur ce glaçant manteau d’opacité dans lequel il a enroulé le pays. J’en sors une fois de plus avec la sensation d’avoir pu errer quelques minutes dans une caverne obscure avec une lampe de poche.

On trouve d’abord dans le rapport qui vient d’être rendu public le récit épuisant des tentatives des experts du Groupe de contrôle pour coopérer avec l’Erythrée, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et aux textes contraignants qui lient Asmara au système de la sécurité internationale. Des lettres toujours sans réponse, des répliques évasives ou détournant la conversation, suivies de la longue complainte des officiels érythréens sur l’hostilité présumée de l’ONU : on a là tous les ingrédients révélant l’impossibilité d’obtenir de la junte d’Asmara ne serait-ce qu’un minimum de bonne foi dans son rapport au monde.

On peut du même coup avoir une pensée émue pour nos fonctionnaires européens, qui doivent avaler de grandes couleuvres pour obéir aux divagations de leurs chefs, depuis que ces derniers ont décidé que faire les gros yeux aux brutes du parti unique ne permettait pas d’atteindre leurs objectifs.

Une mission discrète en Italie

Et puis on entre dans le vif du sujet, avec la compilation des éléments d’enquête relatant, autant que faire se peut, la mise à disposition du territoire et des infrastructures érythréennes à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis pour leur guerre dévastatrice menée au Yémen contre la rebellion houthiste. On voit bien que le rivage érythréen est bel et bien devenu la base arrière du conflit, au nom de la « lutte mondiale contre l’extrémisme et le terrorisme ». La pensée émue, cette fois, pourra s’adresser aux partisans du régime qui dénoncent à corps et à cris les « crimes américains » dans cette partie du monde…

On apprend aussi comment le chef de l’aviation érythréenne, le général Tekle Habteselassie, est très tranquillement venu s’épanouir cet été, avec une délégation, dans l’espace Schengen, via l’Italie, avec pour but de faire son shopping avec des trafiquants d’armes notoires en Ukraine. Ironie du sort : deux membres de cette délégation, des pilotes d’hélicoptère, ont profité de cette mission en Europe pour fausser compagnie à leurs chefs et demander l’asile.

S’ensuit une description des rapports étroits des groupes armées éthiopiens, comme le Ginbot 7 de Berhanu Nega ou l’OLF, avec le régime d’Asmara, leur hébergement, soutien, paiement et armement par les hommes d’Issayas et, parfois même, leur imbrication dans l’appareil militaire érythréen. On entrevoit aussi les mamours du gouvernement érythréen envers le FRUD-Armé, un groupe djiboutien qui vient régulièrement faire le coup de feu de l’autre côté de la frontière, et qui apparemment se livre par exemple au recrutement forcé d’adolescents, qui sont formés et armés dans le camp militaire de Wi’a, près de Massasoua, ainsi que le traitement hallucinant réservé aux prisonniers de guerre djiboutiens capturés lors des accrochages de juin 2008.

Près d’un milliard de revenus miniers

Le Groupe de contrôle se livre ensuite à une comptabilité approximative des recettes tirées de l’exploitation du secteur minier, en collaboration avec des entreprises canadiennes ou chinoises. On apprend ainsi que la société Nevsun, qui gère la célèbre mine de Bisha, les joyaux de la couronne de la famiglia du FPDJ, a versé à l’Etat érythréen pas moins de 828 millions de dollars ces cinq dernières années, sans compter les détournements de fonds et le travail forcé de recrues du service national.

Bref, un Etat opaque, manipulateur et menteur, contradictoire et incompétent, complaisant dans sa posture de victime, paranoïaque dans son approche de tout ce qui est étranger, sauf quand ses manigances s’en trouvent renforcées : oui, décidément, l’Erythrée d’aujourd’hui a quelque chose de Donald Trump.

Au jeu des sept erreurs

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1er août 2015, Paris — Pauvre Yemane Ghebreab, pauvre misère ! L’un des plus influents conseillers du président Issayas Afeworki, directeur des « affaires politiques » du parti unique, l’homme que les chancelleries occidentales considèrent comme « raisonnable » et potentiellement utile dans une Erythrée de transition, malmené, bousculé, démasqué en public… Et sur l’antenne de la télévision russe, encore !

Non, ce n’était pas une nouvelle virée dans un bar de New York, au cours de laquelle il avait fait la rencontre malencontreuse d’Erythréens en colère il y a quelques années. Cette fois, c’était une interview en arabe et en bonne et due forme, longue, construite, appliquée, une échappée solitaire comme les aime le cycliste Daniel Teklehaimanot, dont le maillot à pois sur le Tour de France 2015 est paradé par les serviteurs de la dictature autant, sinon plus, que les légendaires sandales des combattants de la guérilla.

Contradictions, mauvaise foi, mensonges évidents, accusations bizarres, allégations tordues comme celle consistant à dire d’un côté que l’Erythrée est toujours en guerre contre l’Ethiopie et, de l’autre, que cette affirmation est un acte de propagande honteuse destinée à faire dérailler le glorieux projet du gouvernement ; que la vaste majorité des demandeurs d’asile érythréens en Europe ne sont pas érythréens — la « thèse des 300 000 menteurs » défendues donc aussi bien par la junte d’Asmara que par la droite européenne ; que la politique américaine est animée par la volonté systématique, obsessionnelle, de détruire la révolution érythréenne, et ce depuis les années 50… On savourera particulièrement, avec une délectation d’esthète, la position érythréenne sur la guerre qui détruit le Yémen : « Ni d’un côté ni de l’autre ni neutre ». Il est difficile de défendre avec rationalité les idées emberlificotées du chef Issayas, lequel passe son temps ces derniers mois à essayer toutes sortes de casquettes et de bobs pour masquer la perte inquiétante de ses cheveux.

L’excellent site awate.com en publie aujourd’hui une transcription en anglais. Elle est à comparer avec l’interview sur la chaîne en anglais de Russia Today, dans une espèce de jeu des sept erreurs qui amusera les plus avertis.

Les réalistes

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31 mars 2015, Paris — Ainsi donc, l’incident de Bisha n’était pas une attaque aérienne de l’aviation éthiopienne, comme le laissaient étrangement croire les journaux pro-gouvernementaux à Khartoum et Addis-Abeba. L’espace aérien érythréen n’a en tout cas pas été violé, dans la nuit du vendredi 20 mars. Après plusieurs jours de travail obstiné, mes amis de Radio Erena ont confirmé l’information, dans leur effort constant pour ne diffuser que la vérité, même parcellaire, même ambiguë.

Selon leurs sources des deux côtés de la frontière, deux mines ont été placées autour du site de la mine. L’une a explosé près d’une zone de stockage des déchets, ne provoquant qu’une explosion d’éclats et de poussière. L’autre, proche de l’épaississeur de résidus, a provoqué des « dégâts mineurs ». Ceux-ci ont finalement pu être réparés et qui ont permis le redémarrage de la mine, hier, ainsi que l’a annoncé la société d’exploitation canadienne Nevsun Resources Ltd., toujours aussi sibylline sur l’incident, dont la portée politique est pourtant importante.

Le dépôt militaire de Mai Edaga, près de Dekemhare, a également été touché par une attaque clandestine, a confirmé Radio Erena. On ignore toutefois la portée de l’explosion.

Voilà pour l’information de la semaine. Aucun groupe politique érythréen n’a revendiqué l’opération, même si les soupçons s’orientent bien évidemment sur l’Ethiopie voisine ou les mouvements armés kunama ou afar, seuls à même de mener des raids contre le territoire érythréen.

Mieux vaut Issayas

Entretemps, dans la diaspora érythréenne, on s’inquiète. Il semble désormais évident que, face à la descente aux enfers de la Libye, de la Syrie, de l’Irak et du Yémen, face à l’effondrement des libertés en Egypte, la montée des périls en Tunisie, le calcul des diplomates européens est arrêté : mieux vaut Issayas Afeworki à la tête de l’Erythrée que tout autre dirigeant, et notamment un raïs musulman qui pourrait faire plonger le pays dans le chaos à son tour. L’aide financière et politique, visant à faire sortir le pays de son isolement et détendre ses crispations, est une bouée de sauvetage pour un régime désormais considéré comme la meilleure option sur la table pour l’Erythrée. Peu importe le reste. Les fugitifs, l’oppression, les disparus, les traumatisés, les combines macabres. C’est la victoire des réalistes irresponsables, car un jour nous paierons ce calcul imbécile.

La preuve, pour nous Français, est spectaculaire : témoin cette causerie prévue le 8 avril à Vienne, entre Yemane « Monkey » Ghebreab, le directeur politique du parti unique, et Jean-Christophe Belliarde, directeur Afrique-Océan Indien du Quai d’Orsay.

Pauvres Erythréens ! Ils payent l’incurie de ceux qui les martyrisent depuis si longtemps… Ils savent très bien ce qui leur reste à faire mais sont incapables, encore, de passer à l’acte. Ce n’est pas, comme on dit, dans leur nature. Ils ont été élevés dans l’amour de la loyauté, de la liberté et de l’héroïsme. Autant dire que le monde contemporain ne peut que les dégoûter.

Lampedusa, l’épisode macabre

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26 octobre 2013, Rabat — Les Erythréens sont revenus. Par centaines, ils sont morts une fois de plus au large de l’île blanche de Lampedusa, dans les eaux froides de la Méditerranée. Je vois passer des photographies des victimes depuis quelques jours : de jolies jeunes filles, des garçons blagueurs comme le sont souvent les jeunes conscrits échappés de la poigne de leur sergent, des mamans téméraires avec leur enfant joufflu, des hommes abrutis par les épreuves.

On mesure mal, nous Occidentaux, ce que cette épouvante représente pour ce petit peuple fraternel, perdu sur ses hauts-plateaux et dans ses campagnes tranquilles, dans son pays cisaillé par les casernes et la peur. J’ai l’habitude de dire que, d’après ce qu’il m’a été donné de voir, être érythréen, ce n’est pas une nationalité mais une espèce de confrérie. Pour les gens de cette nation qui, à la frontière de l’immense Soudan, a la taille d’un village, la mort de centaines d’entre eux est une hécatombe d’une ampleur exceptionnelle.

C’est d’autant plus cruel à vivre pour la diaspora. Eux s’en sont sortis. Ils ont un toit, du feu, des vêtements, des cartes de métro, des cafés pour les habitudes et des épiceries favorites. Mais les naufragés de Lampedusa, eux, ont échoué. Ils sont morts en chemin.

Quelques jours de vide

La cacophonie dans laquelle la presse française, notamment, s’est soudain intéressée à l’Erythrée n’est pas grave. Au moins, les Erythréens qui parlent le Français ou qui ont des amis dans le monde francophone savent qu’ils ne sont plus tout à fait seuls. Malgré les injures des partisans du gouvernement, de drôles de Blancs racontent leur histoire.

Mais la consolation a été de courte durée. Après quelques jours de vide doctrinal, les hommes d’Issayas Afeworki ont repris l’offensive. Au début, la télévision publique avait certes qualifié les morts d’« immigrés illégaux africains ». Mais pressé de toutes parts, et notamment par les formidables mouvements de jeunesse de la diaspora, le gouvernement d’Asmara s’est vu contraint d’admettre qu’ils étaient également les petits frères et les petites sœurs de centaines de familles vivant au coin de la rue, de Qarora à Assab et de Tessenei à Massaoua

L’ambassade d’Erythrée en Italie a présenté ses condoléances. Yemane Gebremeskel, le directeur de cabinet du président (un lecteur assidu des sites conspirationnistes occidentaux), ainsi que quelques ambassadeurs de confiance, dont l’extravagant plénipotentiaire au Japon, Estifanos Afeworki, y sont allés de leurs habituels commentaires agressifs. Et le ministère de l’Information a fini par diffuser cet improbable communiqué dans lequel l’Erythrée accuse l’administration américaine d’être derrière le trafic d’êtres humains. Et les morts du détroit de Sicile ne seraient donc que ses marionnettes.

Quand le gouvernement érythréen accuse les Etats-Unis de piloter un vaste complot de trafiquants d’êtres humains, il ne faut pas se méprendre. Les trafiquants, selon eux, c’est nous. Nous, les journalistes, écrivains, universitaires, militants qui depuis des années clamons dans le désert que les Erythréens vivent, à l’intérieur de leurs frontières, un insupportable enfer. Notre objectif, selon le ministère de l’Information érythréen, est de « désintégrer et paralyser l’indomptable peuple et le gouvernement de l’Erythrée ». Et tout cela en touchant un confortable salaire provenant des caisses de la CIA. Voilà réellement leur vision du monde.

Tous les visages du gouvernement

Et c’est ainsi que, perdus dans leur don-quichottisme imbécile, Issayas et ses hommes continuent de se comporter comme des guerilléros maoïstes : le peuple est en armes et le parti est sa cervelle. Il n’est donc pas étonnant que les moustiques du FPDJ en Europe aient recommencé leurs petites manœuvres de société secrète. Tirs de barrages d’injures et de diffamation sur les réseaux sociaux, attitude compassionnelle et compassée pour les Occidentaux (le rusé ambassadeur en Italie a même réussi à être l’un des invités de marque de la commémoration officielle de la tragédie, alors que les survivants et les familles des morts ne l’étaient pas), terreur et confusion dans la diaspora.

On apprendra par exemple que les représentants du régime en Sicile tentent actuellement d’extorquer 150 euros aux familles des victimes, pour prétendument payer des tests ADN qui ont déjà été réalisés gratuitement par la Croix-Rouge. L’ordre qu’ils ont reçu est de réunir les preuves que les cadavres sont bien érythréens, puisque les puissants d’Asmara sont convaincus qu’il s’agit d’Ethiopiens envoyés mourir pour salir l’image de la mère patrie. Parallèlement, le gouvernement vient d’interdire la publication de tout avis de décès sur le territoire érythréen. Les affiches de deuil étaient devenues le rendez-vous de citoyens mécontents.

Malgré tout, comme à chaque épisode tourmenté de l’histoire récente de l’Erythrée, je me dis qu’il y aura un avant et un après. La défection d’Ali Abdu, la mutinerie du 21 janvier, les purges du printemps, les pénuries de plus en plus graves. Les temps sont favorables aux consciences éclairées.

Derrière les listes

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4 février 2013 – Deux semaines après le coup d’éclat de la prise du ministère de l’Information à Asmara, faisons le point. Le désordre règne et, à force de rumeurs et de déclarations irréelles, il est difficile d’y voir clair.

On ignore toujours le sort de l’officier insurgé, le colonel Saleh Osman. Les uns disent qu’il a été arrêté et exécuté. Les autres qu’il est toujours à la tête de son unité, en dissidence, quelque part en province. Des sites de l’opposition arabophones racontent toutes sortes d’histoires invérifiables, et parfois abracadabrantes, sur la rébellion de la troupe érythréenne, qui prendrait de l’ampleur, gagnant les campagnes de l’Ouest et du Sud, avec des réunions d’état-major, des opérations coups de poing, des arrestations. Mes amis me disent que c’est invraisemblable. J’ai l’habitude de leur faire confiance.

A Asmara, les arrestations et les disparitions mystérieuses ont continué. Regroupé autour d’Issayas Afeworki, les durs du régime s’entre-dévorent en silence. Même les représentants de la dictature ont admis qu’Abdella Jaber, le numéro trois du parti unique, et Mustafa Nurhussein, le gouverneur de la région sud, ont été jetés au trou. On imagine qu’ils sont soumis au traitement qu’on réserve, là-bas, à ceux qui sont accusés de trahison, frère d’armes ou pas. D’autres suspects ont été attrapés également, tous musulmans, puisque le gouvernement laisse entendre qu’il a eu affaire à une insurrection islamiste. Une liste circule qui n’a pas beaucoup de sens pour nous, à l’étranger. Les secrets de l’Erythrée se cachent derrière des listes obscures. Un haut responsable de la sécurité d’Etat est mort samedi, quand à lui, dans des circonstances peu claires.

La sécurité est assurée par des rebelles éthiopiens

Malgré les dénégations ridicules des fanatiques, la tension est toujours forte dans le pays. Au point que le président soudanais, Omar el-Béchir a effectué une visite d’urgence à Asmara, samedi dernier, avec son chef des renseignements, pour s’enquérir de la situation réelle de l’ami Issayas Afeworki et sa junte militaire. Ce dernier avait dû annuler à la dernière minute son voyage à Khartoum voici deux semaines, quelques jours après l’opération de Forto. Il est reparti sans rien dire, sans fanfaronner comme les deux hommes en ont pourtant pris l’habitude.

L’information la plus intéressante n’est pas celle-ci, à mon avis. C’est celle-là : Issayas n’ayant apparemment plus confiance dans sa propre armée, la sécurité de la capitale est désormais assumée par des unités rapatriées en catastrophe du Tigrean People’s Democratic Movement (TPDM), un mouvement rebelle éthiopien armé et entraîné par les Erythréens et qui depuis dix ans campe à proximité de la frontière (photo ci-dessus). Ce sont d’ailleurs ses postes avancés, notamment celui de Harena, que visaient les commandos éthiopiens lors de leurs incursions de l’année dernière. Les « Demhit« , comme on les appelle, ont été vus par des témoins autour d’Asmara, selon Radio Erena, mais aussi près de l’Hôpital Orota et à Tiravolo, le quartier des villas. Entre-temps, les chefs de l’armée érythréenne (le ministre « gelé » de la Défense et les cinq généraux qui tiennent le pays) sont toujours invisibles et muets.

La jeunesse de la diaspora sent bien que le moment est venu de donner tous les coups de pieds qu’on peut dans les jambes du tyran. Londres, Stockholm, Francfort, Berlin, Le Caire, Rome, Washington DC, Milan, Addis Abeba, Tel-Aviv, et même à Paris : ils se sont montrés, visage nu et fier, pour la première fois de leur histoire, aux ambassades d’Erythrée barricadés derrière des flics apeurés, pour dire qu’ils en avaient assez et qu’ils n’ont plus peur. On peut bien sûr faire comme les petits fonctionnaires du ministère de l’Information, définitivement privés de leur chef Ali Abdou, et continuer de jouer la petite musique de la normalité. Mais il reste beaucoup trop de mystères dans ce conte de fées. Les loups dorment dans les buissons.

Les enfants de la politique

Eritrean protesters in front of the Eritrean embassy in Washington DC

30 janvier 2013, Paris – Depuis une dizaine de jours, à Londres, Stockholm, Melbourne, Francfort, Le Caire, Washington, Rome, des gamins venus d’Erythrée frappent à la porte de l’ambassade de leur pays asphyxié. A quinze, vingt, cinquante, ils entrent. Dans leurs mains, ils tiennent de pauvres feuilles de papier sur lesquelles est écrit « Assez ! ». Ils veulent montrer leur soutien aux mutins du 21 janvier, aux soldats qui ont pris Forto ce lundi-là et qui ont, pour eux, montré la voie de la liberté.

D’abord, ils sont intimidés. Ils hésitent, avec un peu de timidité. Ils viennent pour se montrer et dire ce qu’ils ont sur le cœur à ces diplomates qui rackettent, menacent et font la leçon.

Il est assez étonnant de voir d’abord leur politesse. Ce n’est que lorsque leur nombre les protège qu’ils se mettent à parler, rapidement, nerveusement, sincèrement. Car ils sont venus pour cela. Parler, enfin. Ouvertement. Un face-à-face pour dire ce qu’ils ont sur le cœur à ces hommes en pullover, ces bureaucrates en costume, ces vieux messieurs qui font tourner les ambassades de la dictature d’Erythrée à travers le monde. Ces derniers d’ailleurs savent très bien ce qui se passe. Ils argumentent sans grande conviction, comme on raisonne son neveu un jour de dispute.

Mais les protestataires, eux, ne se laissent plus impressionner. Après tout, pour la plupart, ils ont traversé le Soudan, le Sahara, la Méditerranée et ils vivent dans la misère, quand les enfants du régime sont des petits-bourgeois élevés en Occident. Ils veulent placer leurs photocopies protestataires ici ou là. Ils les coincent derrière les tableaux, sur les meubles, dans les plantes vertes. On leur dit de ne pas toucher au drapeau. Le portrait du président Issayas Afeworki est remplacé. S’il n’est pas touché, il est défié du regard. Ils cherchent à faire des photos. Ils sont ici chez eux, après tout. Et puis ils s’en vont, les mains dans les poches et le sourire aux lèvres, triomphants, soulagés. Parfois, comme à Washington ou à Londres, la police locale en embarque un, pour la forme. Celui qui a été le plus maladroit ou le plus nerveux.

Ces jeunes Erythréens annoncent leurs prochaines actions : une manifestation à Londres, d’autres ambassades, d’autres consulats. Et, hormis peut-être Al-Jazira qui est d’une étonnante curiosité, aucun média international ne s’est intéressé à ces petit tas de poudre qui s’enflamment dans le monde entier. Mes chers collègues, faut-il qu’ils soient violents, ces gamins, pour que vous veniez leur parler et que vous leur fassiez une petite place ? Faut-il qu’ils brûlent des drapeaux, saccagent des bureaux, offrent des images ? Ne vous attendez pas à cela. Ces enfants révoltés ne font pas du show-business, mais de la politique.