De l’engagement pour une cause

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2 mars 2016, Paris — Que les choses soient claires. Avant de recommencer à parler ici, je veux répéter que je ne prends pas la parole sur l’Erythrée au nom d’une autre cause que celle de qui a été convenue, ces dernières années, dans de maigres poignées de mains avec quelques évadés. Je ne défends rien d’autre, ici et ailleurs, que leur propre écœurement et ce qu’il m’inspire. Ce qu’il m’inspire à moi qui suis français, qui exerce le métier de journaliste, qui ai 46 ans et qui m’occupe au quotidien de bien d’autres choses également.

Depuis que j’ai terminé l’écriture de mon livre, voici maintenant cinq ans, je lis tous les jours leurs confessions, j’écoute leurs ricanements, je recueille quelques confidences. Je regarde s’agiter ceux qui découvrent leurs vies abîmées. Je tente de comprendre la mutation lente et douloureuse de la nation érythréenne, atomisée et blessée, parcourue de mensonges, d’incroyables actes d’héroïsme et d’inavouables viols. Simplement, je le fais avec ma voix, mes emportements, mes abattements, mes moyens bien circonscrits, dans le monde médiocre et malheureux qui est le mien. Je cherche la forme honnête, le bon angle, la large embrassade, le mot total et temporairement définitif. J’échoue souvent, je réussis malgré moi parfois, de temps en temps je renonce. C’est cela, mon engagement, et rien de plus.

Pour le reste, j’ai mes opinions, sur les frontières, la République, la solidarité, l’Europe et l’Afrique, le citoyen, la justice, la laïcité, la tolérance, la culture, la religion, l’argent, le travail, les médias. Mais elles n’intéressent que moi : de toute façon, les conditions ne sont pas réunies, dans l’espace public d’aujourd’hui, pas plus que dans le monde politique, pour que « l’art de conférer » cher à mon maître Montaigne ne serve guère à autre chose qu’à alimenter la bulle bruyante et inutile de la vaine dispute. Pour ma part, dans la France de 2016, étant donné la minceur de ma parole dans l’arène des clameurs, je préfère pour l’instant le silence de l’écriture, le pas de côté que je défendais voici quelques mois. « Car de servir de spectacle aux grands et de faire à l’envie parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c’est un métier très messéant à un homme d’honneur. » (Montaigne, Essais III, De l’art de conférer).

Ne rien dire ou dire peu

C’est pourquoi j’ai commencé à refuser des interventions publiques et que je suis de plus en plus mal à l’aise dans les interviews. J’en sors toujours hanté par le sentiment de n’avoir rien dit. Car c’est le cas, la plupart du temps : on ne dit rien, on raconte. Au mieux, on redit, plus ou moins bien, selon les circonstances, les influx du moment et de l’interlocuteur. C’est d’ailleurs pour cela qu’on est invité. De temps à autre pourtant, on parvient à glisser une idée, une réflexion piquante, une saillie ou le début d’une question. Alors ce n’est que pour cela que je continue à accepter, de bonne grâce, au cas où… Mais au fond, c’est ici, sur ce blog, que je livre le fond de ma pensée.

Et alors qu’au début, ils étaient des outils ludiques, des sortes de dazibaos en continu, les réseaux sociaux ne me servent guère plus qu’à promouvoir mon travail, avec sécheresse et narcissisme. Mais il me semble que ce serait se bercer de douces illusions que de ne pas voir que Facebook, Twitter et consorts sont des instruments politiques destinés à ne soutenir que des formats précis et « partageables » (courtes vidéos démonstratives, photos choquantes, montages amusants, slogans astucieux, et tout cela la plupart du temps dans un pidgin english truffé d’approximations et mal compris par la majorité des spectateurs…), produits par de biens spécifiques producteurs (médias, ONG ou groupes politiques ayant les moyens de ce type de production, start-ups en quête d’audience ou de publicité, mais aussi entités terroristes ou idiots utiles…). Circonvenir cette règle est extrêmement difficile, quoique pas impossible, mais demande une foi que je n’ai plus, faute de croire que mes efforts ne serviraient pas, à la fin, l’invraisemblable besoin de violence que je constate avec effarement et tristesse chez mes contemporains, dans mon pauvre pays gouverné, au pouvoir et ailleurs, par beaucoup trop d’abrutis.

Je sais bien que je vais fâcher du monde. J’en suis désolé, mais je préfère être sincère que de faire semblant.

Un inventaire rapide

Ceci étant dit, je voudrais évoquer maintenant les récents développements de l’actualité qui s’enroule et se déroule autour de l’Erythrée. Après des hauts fonctionnaires internationaux, de nouveaux ambassadeurs et des marionnettes imbéciles, des parlementaires suisses se sont rendus en Erythrée récemment, à l’invitation des séides de la junte et de son chef, pour découvrir les danses folkloriques, les spécialités locales, les hommes au pouvoir et les hôtels connectés à Asmara. Ils en reviennent avec des récits de voyage qui feront encore rire dans un siècle, mais qui aujourd’hui consternent. Alors je voudrais, pour eux, dresser un rapide inventaire de ce qui s’est déroulé dans le pays depuis six mois, pour ce que nous pouvons en savoir, nous autres qui tâchons d’écouter à ses portes.

Le « big man » Issayas Afeworki a pris la décision soudaine et un peu folle de renflouer ses banques, de maîtriser sa monnaie à l’agonie et d’assécher le commerce informel, même le plus honteux, en changeant les billets de banque du Nakfa et en émettant de nouvelles règles pour le dépôt et le retrait de devises. Cette petite folie a déjà ruiné par mal de monde et durablement déstabilisé une économie qui se trouve au-delà de l’état de fragilité, alors que l’exceptionnelle sécheresse qui frappe la Corne de l’Afrique et l’Afrique australe commence à provoquer de grandes inquiétudes dans ce pays fermé, imperméable aux outils de surveillance humanitaires et aux statistiques.

Entretemps, ses capporegime ont donné des interviews à la presse internationale, pour dire que le service national ne serait pas réduit à 18 mois comme promis aux diplomates européens, qui en sont, paraît-il, fort marris. A peine le salaire sera-t-il revalorisé. Bien entendu, obsédés qu’ils sont par la seule chose qu’une dictature sache faire — assurer les conditions de sa propre survie —, les hommes d’Asmara ne peuvent se permettre de se retrouver avec, sur les bras, des dizaines de milliers de jeunes chômeurs, perclus d’ennui et de traumatismes, formés de surcroît au maniement des armes.

Violences, tensions, incarcérations ordinaires

Alors que l’Erythrée s’est résolument engagée au côté de la bienveillante et très menaçante dictature saoudienne dans son épouvantable guerre au Yémen, les tensions à la frontière avec l’Ethiopie ont été ravivées par le grand voisin, toujours aussi provocateur, ambigu et combinard, trop heureux d’avoir un croquemitaine à sa frontière nord. Cela lui permet par exemple de faire oublier ses propres turpitudes et de briguer, avec le soutien de l’Union africaine, un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Sur le terrain, le recrutement forcé de pauvres bougres, par des groupes armés basés en Erythrée, ont récemment provoqué des mouvements de troupe dans les secteurs sensibles autour de Badmé et Zalambessa, où les deux pays ont déjà tenté de s’entre-détruire entre 1998 et 2000. On me dit même que des unités de la police fédérale éthiopienne, les unités d’élite du pouvoir, se seraient récemment aventurées en territoire érythréen, sans que l’on sache pour quelle raison ou pour quelle durée.

Sur Facebook, un mystérieux compte animé par une « gorge profonde » du système a commencé à donner un aperçu des crimes commis dans les prisons de haute sécurité érythréennes : conditions de détention des survivants du bagne d’EraEro, exécutions de plusieurs prisonniers, dont un célèbre chanteur et quelques fonctionnaires dissidents, manigances et cruautés envers leurs familles, endoctrinement fanatique de la jeunesse dans le but de semer la confusion dans la diaspora…

Et enfin, pour ajouter un peu de couleur noire à cet inventaire, je veux rappeler que les arrestations continuent, que la torture se perpétuent, que les disparitions et l’arbitraire survivent à tous les efforts diplomatiques, sans jamais faillir. Et qu’il est peu probable que les prisonniers échappent à la brutalité des centres de détention secrets inventés par ce régime que le monde entier courtise, craint et finance.

Bref, rien n’a changé, ou sinon pour enfoncer un peu plus le monde érythréen dans la perversion d’une agonie mal vécue. En tout cas, la stratégie des réalistes est, une fois de plus, un échec.

Réponse à une tribune du « Monde »

Le Monde tribune

19 juin 2015, Paris — Je n’ai rien à ajouter à l’effloraison de sujets sur l’Erythrée qui, pourquoi là pourquoi maintenant, surgit partout dans la presse française depuis quelques semaines. Beaucoup de slogans, pas mal d’approximations, des stéréotypes, mais une bienveillance générale : tant mieux pour les Erythréens. Je ne peux m’empêcher de m’amuser de ce léger vertige que je ressens devant l’abondance de références à cette « dictature oubliée », largement « sous-médiatisée » découverte la semaine dernière par nos rédacteurs en chef et nos éditorialistes, alors même que nous sommes quelques-uns, ces dix dernières années, à avoir été rabroués par les mêmes lorsque nous cherchions à les convaincre de l’importance du sujet. Mais passons. C’est la règle.

Je voudrais toutefois, avec amitié, répondre à la tribune publiée mercredi dans Le Monde par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry, les auteurs du très bon livre de sciences politiques paru en avril sur l’Erythrée. Leur ouvrage est remarquablement construit, fort complet, intelligent et profond. Mais je dois dire que je suis en désaccord avec eux sur un point important, un point précisément développé dans leur tribune et que j’entends contester ici, sur ce blog. Ce dernier ne vaut pas Le Monde, j’en conviens, mais c’est tout ce que j’ai à ma disposition, étant donné le poids que je pèse à Paris.

Accords et désaccords

J’ai déjà dit, ici et ailleurs, que je partage l’essentiel de leur analyse de la situation si particulière que connaît l’Erythrée : totalitarisme orwellien, mainmise d’une génération de fanatiques incompétents sur l’Etat, humiliation institutionnalisée de la population, éradication des élites, brutalisation de la jeunesse. Mais j’avoue ne pas bien comprendre leurs préconisations. Ne pas rompre les relations avec le régime et « préparer l’après-Issayas », en visant à la création d’un marché de l’emploi susceptible d’absorber les démobilisés du service national ? Entendu. Mais leur propos est ambigu, en ce qu’il ne précise pas si l’aide au développement d’un secteur privé devrait se faire avant ou après la disparition de la scène politique du cowboy d’Asmara.

Eux-mêmes reconnaissent que non seulement « le régime n’a pas l’intention de le faire – ce serait la fin du totalitarisme, qui est le phagocytage de la société dans l’Etat –, mais quand bien même le voudrait-il, il n’en aurait pas les compétences ». Alors, que veulent-ils dire ? Si c’est avant la mise à l’écart du leadership d’Issayas et de ses consiglieri, à quoi cela servirait-il sinon à renforcer ses capacités à résister à son effondrement progressif inévitable, et donc à perpétuer les conditions de sa survie ? C’est le choix de la Commission européenne, à travers ce 11ème Fonds européen de développement (FED) qui tarde décidément à voir le jour et de l’infâme Processus de Khartoum, qui vire à la farce. Si c’est après, faudra-t-il donc attendre que les choses surviennent d’elles-mêmes, même si Issayas se maintient encore au pouvoir plusieurs années, en espérant que les dirigeants d’après soient assez stupides pour ne pas voir le piège qui leur est tendu ? Et, dans l’intervalle, que fait-on, sinon observer en se désolant, les bras ballants, la déliquescence d’une nation, le martyre d’une génération, et le naufrage dans la mort ou la folie d’une armée de prisonniers jetés aux oubliettes ?

Aider l’Erythrée, même seulement débarrassée de l’aile dure de sa direction d’aujourd’hui, à ne pas sombrer dans la guerre civile, nous sommes d’accord. Comment ne le serait-on pas ? Mais il faut imaginer quelque chose qui réponde à la situation actuelle, urgente, insoutenable, qu’une partie de la classe politique française exploite à son profit dans une escalade de vulgarité, qui s’aligne étrangement sur la ligne de la propagande du Parti-Etat érythréen.

L’avenir est ici

La jeunesse érythréenne, sur les routes infernales de l’exil, ne pardonnera pas longtemps cette attitude. Un jour ou l’autre, sans nous demander notre avis, elle se trouvera des chefs, des mots d’ordre et des moyens d’action. Et dans le monde d’aujourd’hui, on sait bien que, dans les ruines de nos Etats volontairement appauvris par notre idiotie, fleurissent les mafias et les clergés. C’est parmi eux, plus riches et plus directifs que nos démocraties petites-bourgeoises, que se manifesteront sans doute des leaders plus décidés que les nôtres, « pour notre malheur et notre enseignement ».

C’est pourquoi je dis et je répète que l’avenir de l’Erythrée se trouve aujourd’hui dans les camps du HCR en Afrique, les pénitenciers de Libye, les villas des sadiques du Sinaï, les coques de noix de la Méditerranée, nos centres de rétention et nos bidonvilles — et que c’est de cela qu’il faut s’occuper. La meilleure preuve en est que, le jour du coup d’Etat manqué du 21 janvier 2013, aucun Erythréen n’est sorti de son abri de fortune à Calais pour tenter de passer en Angleterre : ils attendaient de voir s’il fallait maintenant faire la route dans l’autre sens.

Au-delà de l’aide à l’amortissement du choc d’une démobilisation progressive hypothétique, en tout cas incertaine, certainement périlleuse et perverse, il faut faire preuve de clarté. Il me semble que ce serait un message politique fort, envoyé à Asmara, si la France par exemple décidait d’assumer une amitié publique avec les évadés érythréens, ses élites et ses traumatisés, et commençait par offrir aux jeunes évadés des casernes du FPDJ une chambre, un chauffage, une douche et des livres, plutôt que leur envoyer les CRS ; si la France soutenait ouvertement des initiatives comme Radio Erena ; si la France recevait les hommes qui comptent et qui ont encore quelque légitimité à l’intérieur du pays au Quai d’Orsay ; si Paris, capitale prétentieuse de la liberté, prenait par exemple sous son aile la famille du grand Seyoum Tsehaye, ancien du Lycée français d’Addis-Abéba, professeur de français et lecteur de notre littérature, photographe de génie, ancien directeur de la télévision disparu depuis les purges de 2001 et enfermé depuis treize ans dans une cellule d’Eiraeiro, et dont l’épouse malheureuse et les deux petites filles survivent tant bien que mal dans un foyer du XVe arrondissement. La mairie de Paris pourrait par exemple le déclarer citoyen d’honneur de notre capitale et exiger des comptes de l’ambassadrice d’Erythrée, qui est pourtant de nos jours reçue par certains élus comme n’importe quel dignitaire de n’importe quel régime.

C’est cela, que j’appelle « parler à l’Erythrée sur un autre ton ». Les capporegime d’Asmara savent bien que la France leur est politiquement hostile et, de toute façon, ils nous méprisent. Nos relations avec eux ne seraient pas beaucoup plus froides qu’aujourd’hui.

Au fond, non, ce n’est pas une erreur de se « focaliser » sur les prisonniers politiques érythréens, comme Jean-Baptiste et Franck le reprochent poliment aux ONG de défense des droits de l’homme dans leur tribune. Ce sont eux, les disparus, les martyrs de l’avenir érythréen. Ce sont eux qui, à tort ou à raison, ont encore un peu de légitimité parmi le petit peuple des victimes du système totalitaire. Ils sont des symboles, des figures tutélaires de cette nation d’anciens prisonniers qu’Issayas et ses hommes ont méthodiquement composé, par leur aveuglement et leur dureté. C’est au nom de leur sacrifice et du refus de le voir répété plus tard que pourra se construire l’Erythrée convalescente de demain. Notre rôle, à nous Européens, consiste aussi à dire aujourd’hui de qui nous sommes les amis.

Dialogue et « fariboles »

Deputy Foreign Minister Lapo Pistelli eritrea10 avril 2015, Paris — On dirait comme de la lassitude, dans ce télégramme diplomatique français relatant la visite à Asmara d’une délégation officielle italienne que je publie aujourd’hui. De l’intelligence et de la mémoire. Un peu de mordant, aussi, pour faire bonne mesure avec le fragile équilibre entre la lucidité et le psychédélisme qui caractérise apparemment les conversations avec le président érythréen Issayas Afeworki, notamment lorsqu’il se lance dans un éloge inattendu des miliciens supplétifs de Mussolini.

Le texte suivant est publié sans commentaire, ou presque. Il s’agit du résultat de notes prises par un diplomate français au cours du compte-rendu de leur voyage, auprès des ambassadeurs européens, par les envoyés de Rome. La position de la France est intéressante, mais sans conséquence. On la lira avec une morose délectation. Et on appréciera la hauteur de vue de ceux d’entre nous, Européens, qui président aux destinées de notre continent…

NB — An English translation of this document was published today by Radio Erena

OBJET : Visite d’une délégation italienne à Asmara

Résumé Une délégation composée du directeur d’Afrique, du directeur de la Coopération internationale et du directeur des Questions migratoires de la Farnesina a séjourné à Asmara du 24 au 26 mars. Elle a été reçue par le Président Issayas Afeworki, s’est entretenue avec son conseiller politique, Yemane Ghebreab, et a pu rencontrer plusieurs ministres (Développement national, Santé, Agriculture…). Des comptes-rendus aux ambassadeurs des Etats membres de l’UE par la partie italienne (délégation et ambassadeur d’Italie), ce poste retient les points suivants :

1. Questions politiques – Essentiellement abordées avec Yemane Ghebreab. Le Conseiller du Président avait indiqué qu’il faudrait trois à cinq ans à l’Erythrée pour arriver à un système démocratique au sens où l’entendaient les « Occidentaux », mais qu’elle y parviendrait par ses propres voies et moyens. Le pouvoir était conscient de la nécessité de changements et projetait une révision générale de ses procédures et de ses politiques. La première réforme serait celle du Parti ; puis viendrait celle de l’administration. Il fallait plus de décentralisation. Les premières élections qui se tiendraient en Erythrée seraient des élections locales. Des réformes économiques étaient également nécessaires. Il fallait s’acheminer vers une monnaie convertible et un système de change flexible.

Evocation des questions de droits de l’Homme par la partie italienne, qui avait notamment avancé l’idée que l’Erythrée se faisait beaucoup de tort en restant inflexible sur le sort des prisonniers politiques les plus emblématiques. Sourires érythréens ; c’était une question de haute trahison et de souveraineté nationale. Au total, selon le compte-rendu italien, un « dialogue ouvert et franc » (propos du directeur d’Afrique), une « percée » (propos de l’ambassadeur d’Italie).

2. Relation bilatérale et coopération au développement – Sujets abordés avec le Président Discours relativement lucide et pas trop idéologique des Erythréens, qui avaient une vision claire de leurs priorités : énergie, formation et agriculture. Après dix ans d’interruption, l’Italie avait décidé de reprendre une coopération bilatérale au développement avec l’Erythrée. 2,5 millions d’euros seraient alloués pour des projets dans les domaines de la santé (formation et renforcement de capacité) et de l’agriculture (notamment en lien avec la FAO). Cette reprise était rendue possible par le pragmatisme des deux pays. Rome espérait ouvrir la voie et que sa décision en encouragerait d’autres à revenir.

Issayas s’était lancé dans un développement inattendu sur les Ascaris, l’ancien corps des supplétifs érythréens pendant la colonisation italienne, qu’il avait présentés comme ayant incarné une alliance italo-érythréenne avant l’heure.

3. Migrations – Le sujet avait été essentiellement discuté avec Yemane Ghebreab Discussion sérieuse et constructive, selon la partie italienne. Le langage érythréen aux Européens était désormais clair, cohérent et constant : mettez fin à l’octroi quasi automatique de l’asile politique aux Erythréens et aidez-nous à garder les jeunes en Erythrée en finançant de la formation. Confirmation par la partie érythréenne du retour à 18 mois du service national pour les jeunes qui avaient été appelés sous les drapeaux en 2014 (le respect de cet engagement ne sera pas vérifiable avant 2016). La partie italienne avait encouragé les responsables érythréens à communiquer officiellement sur le sujet. Yemane avait expliqué que le pouvoir aurait 15 000 jeunes sur les bras, ou dans la rue, l’année prochaine et avait demandé qu’on aide l’Erythrée pour qu’elle puisse les canaliser. La question du sort de tous ceux qui étaient entrés en service nationale avant l’année dernière n’avait pas été soulevée.

La partie érythréenne s’était montrée positive sur le processus de Khartoum, mais sans montrer enthousiasme excessif. Elle avait expliqué vouloir travailler sur ce sujet avec l’UE, mais pas avec l’Union Africaine, ni avec l’OIM, à laquelle l’Erythrée n’avait d’ailleurs pas adhéré. A ce stade, la partie érythréenne attendait du processus de Khartoum : le financement de campagnes d’information à l’intention des migrants potentiels et un renforcement de capacité (au profit de l’appareil d’Etat).

Commentaire : Les fariboles de Yemane Ghebreab sur la réforme et la démocratisation prochaines du pays, selon sa propre voie, sont dérisoires et risibles. Elles n’ont au demeurant rien de nouveau. Cela fait deux décennies que l’Erythrée est à la veille de grands changements. Le dialogue franc et constructif que la délégation italienne s’est félicitée d’avoir eu, n’est ni plus ni moins celui que nous avons tous avec les Erythréens, quotidiennement sur place à Asmara, plus épisodiquement dans nos capitales, quand Yemane Ghebreab y est reçu, à un niveau ou à un autre. Rien de neuf. Aller à l’affrontement ou à la confrontation avec le régime d’Asmara n’est ni utile, ni efficace. On le sait. En sens inverse, il ne faut pas perdre la mémoire longue du dossier. On a déjà caressé les Erythréens dans le sens du poil. Sans aucun résultat. « Il faut être clair avec les Erythréens, mais il ne faut pas leur poser de conditions », explique le directeur d’Afrique italien. Rome va donc reprendre une aide, il est vrai modeste, sans aucune contrepartie. Pour autant, le discours italien aux Erythréens est-il vraiment clair ?

Vu de ce poste, il n’y a pas d’alternative à la politique européenne actuellement suivie : le FED, parce qu’il est de notre intérêt d’être présents et de financer des projets qui nous conviennent et qui s’inscrivent dans le long terme, et rien que le FED. Le 11ème FED s’annonce d’ailleurs généreux pour l’Erythrée avec une enveloppe qui se situera entre 200 et 300 millions d’euros (soit l’une des plus importantes rapportée au nombre d’habitants). Toute assistance supplémentaire doit impérativement être conditionnelle. La plus grande prudence est notamment de rigueur sur le dossier migratoire que l’Erythrée cherche à instrumentaliser sans vergogne. La vision italienne est clairement autre. Nostalgies… La délégation italienne a relevé avec regret que le potentiel de coopération entre l’Italie et l’Erythrée était évidemment bien moindre qu’en 1991, quand de très nombreux Italiens, qui avaient quitté Asmara en 1975, lors des premières violences de la révolution éthiopienne, étaient tout désireux d’y revenir. Cela aurait changé le visage du pays ! Mais Issayas ne voulait pas en entendre parler…

L’hommage inattendu du même Issayas aux Ascaris a manifestement fait mouche et touché ses interlocuteurs. Terrain ô combien glissant, ce que n’ignore certainement pas le président érythréen. La courte occupation de l’Ethiopie par l’Italie a donné lieu à une litanie de crimes de guerre documentés et jamais jugés auxquels sont intimement associés les Ascaris.

Les réalistes

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31 mars 2015, Paris — Ainsi donc, l’incident de Bisha n’était pas une attaque aérienne de l’aviation éthiopienne, comme le laissaient étrangement croire les journaux pro-gouvernementaux à Khartoum et Addis-Abeba. L’espace aérien érythréen n’a en tout cas pas été violé, dans la nuit du vendredi 20 mars. Après plusieurs jours de travail obstiné, mes amis de Radio Erena ont confirmé l’information, dans leur effort constant pour ne diffuser que la vérité, même parcellaire, même ambiguë.

Selon leurs sources des deux côtés de la frontière, deux mines ont été placées autour du site de la mine. L’une a explosé près d’une zone de stockage des déchets, ne provoquant qu’une explosion d’éclats et de poussière. L’autre, proche de l’épaississeur de résidus, a provoqué des « dégâts mineurs ». Ceux-ci ont finalement pu être réparés et qui ont permis le redémarrage de la mine, hier, ainsi que l’a annoncé la société d’exploitation canadienne Nevsun Resources Ltd., toujours aussi sibylline sur l’incident, dont la portée politique est pourtant importante.

Le dépôt militaire de Mai Edaga, près de Dekemhare, a également été touché par une attaque clandestine, a confirmé Radio Erena. On ignore toutefois la portée de l’explosion.

Voilà pour l’information de la semaine. Aucun groupe politique érythréen n’a revendiqué l’opération, même si les soupçons s’orientent bien évidemment sur l’Ethiopie voisine ou les mouvements armés kunama ou afar, seuls à même de mener des raids contre le territoire érythréen.

Mieux vaut Issayas

Entretemps, dans la diaspora érythréenne, on s’inquiète. Il semble désormais évident que, face à la descente aux enfers de la Libye, de la Syrie, de l’Irak et du Yémen, face à l’effondrement des libertés en Egypte, la montée des périls en Tunisie, le calcul des diplomates européens est arrêté : mieux vaut Issayas Afeworki à la tête de l’Erythrée que tout autre dirigeant, et notamment un raïs musulman qui pourrait faire plonger le pays dans le chaos à son tour. L’aide financière et politique, visant à faire sortir le pays de son isolement et détendre ses crispations, est une bouée de sauvetage pour un régime désormais considéré comme la meilleure option sur la table pour l’Erythrée. Peu importe le reste. Les fugitifs, l’oppression, les disparus, les traumatisés, les combines macabres. C’est la victoire des réalistes irresponsables, car un jour nous paierons ce calcul imbécile.

La preuve, pour nous Français, est spectaculaire : témoin cette causerie prévue le 8 avril à Vienne, entre Yemane « Monkey » Ghebreab, le directeur politique du parti unique, et Jean-Christophe Belliarde, directeur Afrique-Océan Indien du Quai d’Orsay.

Pauvres Erythréens ! Ils payent l’incurie de ceux qui les martyrisent depuis si longtemps… Ils savent très bien ce qui leur reste à faire mais sont incapables, encore, de passer à l’acte. Ce n’est pas, comme on dit, dans leur nature. Ils ont été élevés dans l’amour de la loyauté, de la liberté et de l’héroïsme. Autant dire que le monde contemporain ne peut que les dégoûter.

Sont-ils morts ?

Le député-maire de Paris Claude Goasguen (UMP) et l'ambassadrice d'Erythrée en France Hanna Simon.

Le député-maire de Paris Claude Goasguen (UMP) et l’ambassadrice d’Erythrée en France, Hanna Simon.

26 mars 2015, Paris — Je voudrais aujourd’hui m’attaquer, en vain, à une citadelle. Juché sur la mule pouilleuse de ce blog, armé d’un couvercle de poubelle et d’une lance de supermarché, je voudrais avec votre permission soulever un problème, sans aucun espoir de le voir corriger. Il s’agit rien de moins que de poser une question aux think-tanks, services diplomatiques et centres de recherche européens qui ont décidé, en silence, qu’il était temps de ramener l’Erythrée au bercail et de normaliser nos relations avec la dictature.

Car, en plus d’avoir engagé ses fonctionnaires sur la voie ahurissante du « Processus de Khartoum », l’Union européenne assume aujourd’hui publiquement l’idée selon laquelle elle entend bientôt débloquer des millions d’euros d’aide au développement du pays, dans l’espoir d’améliorer la situation sur le terrain et de décourager les fugitifs de venir mourir en Méditerranée. Au moment où j’écris ces lignes, une délégation du gouvernement italien se trouve d’ailleurs à Asmara, au lendemain d’une visite de fonctionnaires britanniques. Pour une fois, on me dira, les Erythréens ne se vantent pas de leur fameux projet de société auto-suffisante.

Dans le secret des salons

Purifions d’abord l’air. J’entends bien les Diafoirus. Ainsi donc, je ne comprends rien à la diplomatie et je ne prends pas en compte les subtilités stratégiques de la région, le temps long de l’histoire, les enjeux indirects. Aveuglé par la fable naïve des « droits de l’homme », drapé dans un idéalisme ethnocentrique de « sauveur blanc », je pérore sur un pays où je n’ai jamais mis les pieds, loin, bien loin des réalités locales. Ce faisant, je pollue le débat public, je propage l’intoxication, je radicalise le régime et je sabote les efforts de ceux qui, eux, s’efforcent de faire vraiment changer les choses : nos valeureux fonctionnaires anonymes. Ces derniers d’ailleurs se retiennent poliment de me régler mon compte, paraît-il, à moi le turluron médiatique — courage qu’il faudrait d’ailleurs saluer si leur hauteur de vue ne leur offrait pas aussi les délices de la magnanimité.

D’ailleurs, Yemane « Charlie » Ghebremeskel, le consigliere d’Issayas Afeworki, ne se gêne pas pour faire savoir qu’en haut lieu, derrière les portes closes, les gens comme moi sont méprisés. Le passage obligé des rencontres bilatérales, désormais, c’est le refrain sur l’incompréhension, dans l’opinion publique européenne, du formidable projet du gouvernement érythréen, le stupéfiant décalage entre la vérité et l’image, l’épuisement devant les fantaisies du discours dominant, l’absurdité des slogans sur la « Corée du Nord de l’Afrique » et « le bagne à ciel ouvert ». On fait du Bourdieu dans les chancelleries, ces temps-ci.

D’ailleurs, les bars d’Addis-Abeba sont pleins de ces diplômés retours d’Asmara, se désolant, lors de confidences aux journalistes, sur le grand écart entre la réalité de l’Erythrée et le bruit médiatique. Les colloques voient défiler aux tribunes des chercheurs africanistes, munis de leurs slides Powerpoint, faisant le tableau comparatif des excellentes statistiques officielles et de la propagande des pleurnicheurs. A la télévision, parfois, on se réjouit du formidable investissement des autorités érythréennes en faveur de la santé maternelle et infantile, son taux de prévalence du HIV formidablement bas, la lutte contre la malaria, l’entretien de ses superbes hôpitaux.

Soyons justes. Lorsqu’ils daignent répondre à mes questions, les plus souples d’entre eux parlent gentiment. Ils expliquent que l’approche « progressive et positive » qu’ils préconisent, et qui est enfin suivie d’effet par les autorités européennes, a pour objectif d’amener le gouvernement érythréen à changer doucement. L’annonce de la fin prochaine de l’enrôlement de force des gamins sortis du lycée, la promesse de la rédaction d’une Constitution, la libération d’une poignée de pauvres malheureux jetés au trou pour rien et sans explication en 2009, l’acceptation d’un dialogue continu avec nos forts-en-thèmes européens : ce n’est pas rien. Et ce n’est qu’un début, jurent-ils.

Arrogance de classe

Faisons rapidement pièce à ce charabia. Ceux qui me connaissent me feront l’amitié de ne pas tomber dans cette caricature. Que les autres m’accordent le bénéfice du doute. Mais avant tout, je trouve assez navrante la morgue de ceux qui ont accédé aux premiers cercles du pouvoir, et qui ont donc accès aux notes des services de renseignement et aux confidences des décideurs. Je la trouve un peu déplacée, et pour tout dire culotée. Car nous avons bien du mérite, nous autres qui ne comptons que sur nos maigres moyens, nos quelques connaissances, nos téléphones et nos adresses e-mail, de chercher malgré tout à comprendre, à recueillir et à vérifier, et de rendre nos recherches publiques. Quand on est condamné à rester aux portes au milieu de la foule, être toisé du haut des palais gouvernementaux est un peu facile. Il y a même à mon avis un peu d’arrogance de classe là-dedans.

Par ricochet, cela pose entre parenthèses une question grave aux démocraties européennes : mal informés, privés des informations apparemment réservées aux gens de la place, les citoyens européens ne maîtrisent rien — ou quasiment rien, sinon ce qu’il leur est livré par les médias dominants — des politiques publiques internationales de leur pays respectif, et encore moins de cette machine européenne aveugle et sourde qui a crû sur notre crédulité. Notre politique étrangère est ainsi, par excellence, le parangon de la domination irresponsable des clercs.

Mais bref.

Les statistiques et le reste

J’ai déjà expliqué ce que l’on peut dire de cette nouvelle politique européenne : elle est stupide. S’il n’est pas venu à l’esprit de nos gouvernants que le clan au pouvoir en Erythrée a passé les dernières années à mentir à tout le monde, il n’est pas inutile de le répéter.

Par ailleurs, l’éclat de statistiques onusiennes ne rend pas moins nauséabondes les latrines des prisons. On peut bien sûr admirer les efforts du gouvernement en faveur de ses nouveau-nés, à quelques kilomètres des centres de détention. On atteint avec le sourire ce que je baptise désormais « le moment PNUD ». Mais on connaît la chanson : les autoroutes sont droites, la Sécurité sociale fonctionne, on a l’électricité — l’ordre règne sous la botte du fascisme, toujours.

De plus, une Constitution, l’Erythrée en a déjà une — rédigée et ratifiée par un parlement en 1997. L’annonce, l’année dernière par Issayas Afeworki, d’une nouvelle rédaction, dont on ne connaît ni le contour ni l’auteur, n’a jamais été suivie d’effet. Et les promesses répétées de ses séides de mettre fin à la conscription infinie pour la réduire à 18 mois (pas les brutalités, les viols de jeunes filles, les incarcérations, le travail forcé, la torture, non — juste la réduction de la durée du calvaire) ne sont, pour l’instant, que du blabla de Yemane Ghebremeskel (qui a d’ailleurs publiquement démenti lui-même cette folle rumeur). Et des Tweets réjouis de spécialistes du dossier.

Admettons que la logique européenne veuille que les Erythréens doivent gérer leurs affaires eux-mêmes, que l’Europe n’a rien à voir là-dedans et que l’urgence est dans la gestion de la crise humanitaire provoquée par la fuite éperdue de milliers de ses citoyens à travers le Sahara — la seule chose qui concerne réellement le Vieux Continent, étant donné son impact sur sa propre histoire. Admettons.

Une simple question

Aujourd’hui, je voudrais juste poser une question toute simple. Mais une vraie question, à laquelle j’aurais aimé avoir une réponse. Ce n’est pas une question rhétorique, destinée à mettre mes interlocuteurs dans l’embarras ou à démontrer mon grand cœur. C’est une authentique question politique, une question de citoyen européen soucieux de bien comprendre les politiques que l’on mène en son nom. Et une question indépassable, à mon avis. Les gouvernements européens ont-ils définitivement fait une croix sur les prisonniers de septembre 2001, dont le citoyen suédois Dawit Isaak ? Considèrent-ils comme définitivement perdus, morts ou irrécupérables les hommes et les femmes qui sont enfermés dans les cellules d’EiraEiro depuis plus de dix ans ? Est-on parvenu à ce stade où, de toute façon, si l’on s’obstinait à s’inquiéter des camps de concentration, on ne pourrait rien faire pour ceux qui peuvent encore être sauvés ? Sait-on avec certitude, à Bruxelles, Paris, Rome et Berlin, s’ils sont morts ? Ou fous ?

Je sais que je n’aurais jamais de réponse. C’est dire le danger que je représente ! Mais j’insiste : j’aimerais tout de même une réponse. Que quelqu’un de plus dangereux que moi se lève et la pose pour moi, à la limite ! Et même — si personne n’est disponible dans les ministères des Affaires étrangères ou les Commissariats européens pour aller annoncer cette nouvelle aux membres rescapés de leurs familles, réfugiés parmi nous, je veux bien m’en charger personnellement. Mais qu’on nous le dise : l’Europe aurait enfin son vrai visage. Chacun jugerait alors s’il en est heureux ou non.

Europe, la trahison douce

L'équipage du Titanic (archives).

L’équipage du Titanic (archives)

12 décembre 2014, Paris — Ainsi donc, discrètement, l’Europe cherche à renouer des relations amicales avec la dictature érythréenne. Visites officielles, photos de famille et déclarations flatteuses se succèdent sur les tapis rouges d’Asmara et de Bruxelles. Pour amadouer leurs amis retrouvés, les diplomates européens assurent, devant leurs interlocuteurs érythréens ronronnant de satisfaction, que la tyrannie a évolué, que l’oppression n’est pas aussi insupportable qu’on le dit, que l’opinion commet bien des erreurs en exprimant son écœurement face à la répression, que le président Issayas Afeworki et ses complices sont des partenaires raisonnables avec lequel on peut discuter.

Il faut dire qu’ils sont inquiets, nos élus au pouvoir et nos fonctionnaires, du déferlement incontrôlé de jeunes fugitifs érythréens à nos frontières. Alarmés par la situation sanitaire et sécuritaire de ces « migrants » d’un genre particulier, pressés de tous côtés par les militants et les médias, ils ont donc pris une grande résolution, à l’orée de l’année 2015 : trouver une solution pour cesse cette tragédie humanitaire. Et pour parvenir à ce but, ils ont choisi de s’associer à la junte militaire érythréenne, dirigée depuis plus de vingt ans par un homme dur, imprévisible et irritable, secondé par un clan de redoutables idéologues et de généraux rusés.

Même si elle a un prix, la tactique européenne se veut habile. Certes, ses prémisses sont un peu rudes à faire avaler mais, comme personne ne surveille, le reste devrait passer plus facilement. D’abord, de guerre lasse, nos élus qui ont accédé aux responsabilités et nos fonctionnaires qui les cornaquent commencent par considérer les disparus du système concentrationnaire comme morts ou irrécupérables, ce qu’ils sont probablement. Ils se résolvent à considérer le totalitarisme du parti unique comme une tradition locale, au mieux. Et en l’absence de toute opposition politique crédible, ils se résignent enfin à traiter avec l’oligarchie au pouvoir, quel que soit le casier judiciaire de ses caciques. Bref, pour avancer, il faut s’essuyer les pieds sur les prisonniers politiques, flatter le despotisme et s’asseoir avec les gangsters.

Renoncer aux disparus

Que veut-on ? Que les Erythréens cessent de fuir leur pays. Alors on affirme vouloir prendre le problème « par la racine ». Comme les jeunes Erythréens disent qu’ils partent parce qu’ils ne supportent plus d’être pendus aux arbres et battus sur les chantiers de l’armée, et les jeunes Erythréennes parce qu’elles refusent de servir de poupées pour les jeux sexuels des officiers, nos diplomates savent qu’il convient d’abord de réformer le redoutable service militaire auquel est astreint là-bas tout adolescent à partir de 17 ans.

Pour ce faire, il s’agit de trouver une issue à un blocage qui empoisonne la région depuis près de quinze ans : l’Ethiopie occupe toujours une partie du territoire qu’une commission d’arbitrage a pourtant attribué à l’Erythrée après l’épouvantable guerre de tranchées que les deux pays se sont livrés entre 1998 et 2000. Cette avancée, d’après nos élus, ôterait à l’Erythrée l’excuse de l’actuelle situation de « ni guerre ni paix » pour mobiliser son armée de conscrits, afin de prétendument faire face à la crainte permanente d’une razzia éthiopienne sur la petite Asmara.

Donc, progressivement, les Européens se disent qu’ils doivent faire le ménage dans leurs rangs et afficher de nouveaux visages. Pour eux, il convient d’abord de masquer autant que possible leur mépris pour la dictature en affichant des sourires tout neufs, appuyant des « gestes forts » ; de disqualifier ceux qui, depuis des années en Europe, relaient les cris de souffrances des évadés des camps militaires ; de louer les réussites du régime — et ainsi de regagner peu à peu la confiance d’Issayas Afeworki et de son clan. Les Objectifs du Millénaire aujourd’hui, les camps de concentration demain.

Nous en sommes là. Un ministre italien, le commissaire Paix et Sécurité de l’Union africaine, le département des Affaires politiques de l’ONU, des chercheurs danois et français, des fonctionnaires du Home Office britannique se sont donc succédés ces derniers mois à l’Hôtel Intercontinental d’Asmara. Ils ont pu constater, outre que l’hospitalité érythréenne est légendaire et Asmara délicieuse, que contrairement à ce que l’on dit, leur connexion Internet est bonne, que la BBC et CNN sont diffusés dans leurs téléviseurs, les frigos pleins, les jeunes souriants, les cafés animés et les taxis jaunes.

A Bruxelles, à New York, Genève, Rome ou Asmara, on s’invite, on se reparle, on se serre les mains, on se prend en photo, on fait des communiqués de presse. Il y a quelques années, on avait encore de l’embarras. Là, non. Le Commissaire européen Dimitris Avramopoulos, ancien ministre de l’aile dure du gouvernement de droite grec, entreprend de développer l’infâme « Processus de Khartoum », initié par une présidence italienne du Conseil européen exploitant le filon de ses relations intimes avec les dirigeants d’Asmara. Il s’agit de rien de moins que d’associer les Erythréens — et les Soudanais ! — dans la lutte contre « l’immigration clandestine », l’euphémisme bureaucratique contemporain qualifiant les exodes.

L’échec du cynisme

Or nous sommes quelques uns, citoyens de l’Europe, à exiger de nos gouvernements et des instances qui nous représentent qu’ils ne s’engagent pas sur cette voie illusoire. Car à nos yeux, non seulement elle est vouée l’échec, mais elle représente également un péril mortel pour le peuple érythréen. Voici pourquoi.

Ce n’est pas la première fois que l’Europe tente une « approche positive » de l’Erythrée, comme on dit. Après la grande vague d’arrestations des réformistes et des journalistes, en septembre 2001, l’ambassadeur d’Italie avait eu l’impudence de protester et avait été aussitôt expulsé. Après quelques mois de bouderie, les représentants européens étaient rentrés à Asmara et avaient déjà tenté la voie de la diplomatie silencieuse. Ils croyaient pouvoir obtenir la libération de ces anciens héros de la guerre d’indépendance, kidnappés et condamnés à l’isolement à perpétuité par leurs propres frères d’armes. Ce fut en vain : d’une sordide prison d’Asmara, les prisonniers furent transférés dans un bagne secret, dans les montagnes.

En 2008, le Commissaire européen au Développement et à la Coopération d’alors, Louis Michel, avait invité Issayas Afeworki à Bruxelles et ouvert la voie au déblocage de plus de 100 millions d’euros d’aide au développement pour l’Erythrée. L’une des contreparties devait être la libération du journaliste suédo-érythréen Dawit Isaak, disparu dans le système pénitentiaire. Au moins lui et rien que lui. Mais la place dans l’avion de Louis Michel était restée vide. Et le journaliste n’a plus été vu vivant depuis son hospitalisation clandestine, il y a plus de deux ans. La rumeur dit qu’il serait mort en prison, comme des dizaines d’autres, quelques années après le fiasco de Louis Michel.

En 2009, la France avait cru avoir besoin de l’Erythrée pour faire libérer un agent de la DGSE retenu en otage par les islamistes somaliens d’Al-Shabab. Rien de tel n’est advenu, sinon l’assassinat de l’otage et l’échec meurtrier d’une mission d’assaut des forces spéciales, probablement « balancée » par un indic.

Bref, nous ne doutons pas que, par ailleurs, les Erythréens se soient rendus indispensables pour toutes sortes de besognes et toutes sortes d’accords utiles, ces dernières années. Mais la diplomatie d’aujourd’hui, diluée entre nos capitales et Bruxelles, ne rend plus de compte public à personne, donc nous n’en savons rien.

Pourtant, nous devrions avoir compris. Les dirigeants érythréens, du chef de l’Etat aux ambassadeurs, en passant par le chef de cabinet du Président ou le directeur politique du parti unique, n’en font pas mystère : ils mentent. Comme tout bon guérillero maoïste qui se souvient de ses classes, l’ancien commissaire politique Issayas Afeworki manie ouvertement les promesses en l’air, le retardement, la surprise, l’intoxication, le gain de temps, la dilution, le chantage et la diversion. Lui et ses amis connaissent bien la mentalité des diplômés de nos chancelleries, leur manie de faire des calculs logiques, les liens serviles qui les attachent à leurs idiotes opinions publiques intoxiquées par la pieuvre impérialiste, leurs obsessions formalistes. Ils s’en amusent entre eux et la méprisent d’autant plus que l’impunité leur est assurée, depuis bientôt quinze ans, par une « communauté internationale » qui a abdiqué toutes ses revendications d’un soir, tous ses « préalables indépassables » vite oubliés, toutes ses impérieuses exigences de tigre de papier. Nos rapports avec l’Erythrée se sont pour l’essentiel résumés à des renoncements et des communiqués melliflus.

La vérité est que les relations entre l’Europe et l’Erythrée, depuis longtemps, sont dominées par la peur. La brutalité du chef, l’arrogance de ses représentants, l’emberlificotement de leurs raisonnements, la paranoïa générale, leur capacité de nuisance à Djibouti, en Somalie, au Yémen, au Soudan du Sud, tétanisent nos élus et nos fonctionnaires. Ils ne savent pas comment y faire face et, à la fin, ne voient pas comment ils pourraient les circonvenir.

Une fenêtre sur un cauchemar

Une image résume bien ce rapport de forces déséquilibré : celle diffusée l’autre jour sur Twitter par une affidée du régime. Elle est terrible, cette photographie : c’est une fenêtre brouillée donnant sur un petit cauchemar. Il s’agit d’une scène capturée ces derniers jours à Asmara, un moment de détente entre des délégués du Home Office britannique et de jeunes serviteurs de la dictature érythréenne. Des jus de fruit et de la bière au miel sont dispersés sur les tables. Une participante dûment accréditée a rendu compte de ce moment comme une vraie directrice de la communication : « La délégation en visite a exprimé sa satisfaction après des discussions ‘ouvertes’ et ‘franches’, ‘une excellent accessibilité’ et la ‘volonté de résoudre ensemble les problèmes’. »

On voit la dame britannique blonde, avec l’apprêt un peu trop appuyé des gens fatigués qui s’ennuient, se pencher vers la bourgeoise de cour. Il paraîtrait que la diplomate aurait exprimé son « bouleversement » de s’être autant sentie « la bienvenue » et « confortable », ajoutant même qu’elle quitterait l’Erythrée avec un impression pleine de « choses positives », rien que ça. Le Monsieur quant à lui aurait souligné que son impression était « bien différente de celle donnée par les médias », la réalité étant « sûre, hospitalière » et… « stupéfiante » — j’imagine qu’il faisait référence aux paysages.

Il faut avoir un peu fréquenté les diplomates pour imaginer le retour à l’hôtel, le debriefing entre collègues, les impressions contradictoires, le malaise diffus qui s’en est suivi, dans la solitude de leur chambre, pour ces brillants diplômés londoniens. Et il faut avoir un peu fréquenté les diplomates britanniques pour connaître leur don pour la componction, la comédie, les mots choisis et ambigus.

Le plus écoeurant peut-être, dans les photos de famille des rencontres diplomatiques, c’est tout ce que l’on sait bien. Souvent ceux qui se serrent la main se méprisent. Les rires cachent la condescendance. Au mieux, les uns et les autres quittent les rendez-vous en vantant la qualité de négociateurs de leurs interlocuteurs, voire leur vision ou leur sens de l’accueil. Au pire, ils maudissent un moment le métier qu’ils font et rêvent secrètement de pantouflages dans une boîte de consultants aux honoraires indécents. Ils auraient enfin tout ce que les fonctionnaires débordés ne peuvent pas s’offrir : des semaines en famille à la campagne, des brunchs le dimanche, une seconde lune de miel aux Antilles. Mais passons. C’est cela, très exactement cela, notre relation avec la dictature : des rendez-vous malsains entre adultes qui se dégoûtent secrètement, mais qui se servent.

Prévoir l’échec

Voilà où nous en sommes, nous autres Européens. D’ordinaire, lorsque des journalistes ou des militants des droits de l’homme écrivent sur l’Erythrée, on leur jette à la figure qu’ils ne sont pas érythréens et que, nous les Blancs, nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas. Que les suspects habituels de l’injure se retirent poliment, cette fois : nous sommes Européens et la politique menée par les nôtres nous regarde au premier chef. Eh bien, ladies and gentlemen, laissez-nous vous dire ce que nous pensons du processus de normalisation de nos relations avec la junte militaire érythréenne : c’est non seulement voué à l’échec, mais c’est surtout minable.

En l’occurrence, nous ne doutons pas une seconde que les diplomates britanniques sont repartis avec un drôle de goût dans la bouche. Si ce n’est pas le cas, nous aimerions leur rafraîchir la mémoire pour, le cas échéant, leur assécher le gosier.

Car voici ce qui va se dérouler. Le gouvernement érythréen acceptera bientôt de procéder à des réformes cosmétiques du service militaire obligatoire, afin que le calvaire des conscrits puisse au moins avoir quelques maigres bornes, peut-être de meilleures rations ou des permissions plus longues. S’agissant des prisonniers politiques, il est peu probable qu’aucun soit libéré, étant donné que beaucoup sont morts et l’état de délabrement probable dans lequel se trouvent les survivants, après treize ans de bagne au secret. Les sanctions frappant l’Erythrée pour son soutien aux Shababs seront levés, permettant au régime de se réapprovisionner en armes et en matériel, renforçant par conséquent l’appareil répressif, notamment aux frontières. Mais l’Ethiopie n’acceptera pas avant longtemps, ou alors de mauvaise grâce et avec un nouveau tour dans son sac, de donner ce « signal » qui dénouerait la crise de Badmé, avant de retirer ses gendarmes des cahutes des alentours, permettant un tracé plus sûr de la frontière entre les deux pays.

Les statistiques sur la fuite de jeunes érythréens hors du pays baisseront peut-être, sans que l’on sache vraiment si c’est parce qu’ils sont découragés ou d’avantage surveillés et punis. Quelques visas de sortie seront donnés pour donner le change. Des réfugiés épuisés par l’exil rentreront par petites poignées, sous les vivats de l’appareil de propagande du régime, avant d’être avalés de nouveau par le despotisme et l’ennui. Des machins ingérables seront installés aux frontières pour accueillir avec un peu plus de bureaucratie ceux qui se jetteront malgré tout sur les routes de l’exil. Le mandat de la Rapporteur spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme sera révoqué, face à l’impossibilité pour elle d’accomplir sa mission correctement. Les barons du régime vont pouvoir de nouveau voyager librement dans l’espace européen et ailleurs, afin de mieux contrôler et extorquer la nombreuse diaspora. L’aide au développement européen sera doublé et servira essentiellement à améliorer l’ordinaire des travailleurs forcés des grands chantiers présidentiels.

Et des milliers d’Erythréens sombreront un peu plus dans la dépression et la rage. Certains se radicaliseront et s’offriront à des aventuriers qui, face à la trahison des démocraties, préfèrent la guerre et les rapines. Les Erythréens de l’intérieur baisseront les yeux vers leurs miches de pain plus conséquentes, leur électricité plus fréquente, leurs jerricans d’eau plus volumineux et on leur dira que c’est tout ce qu’on peut faire pour l’instant. A défaut de les aider à retrouver un pays dont ils maîtrisent le destin, on les condamnera au fascisme ordinaire des Etats policiers.

Cette semaine, un collectif d’associations d’Erythréens en exil a lancé un appel, exhortant nos élus et nos fonctionnaires de ne pas s’enfoncer dans cette erreur. Pour notre part, nous disons également non à cette infamie.