Autoportrait avant les adieux

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Ces derniers temps, j’ai déçu du monde. J’ai dit publiquement mes opinions politiques, je suis sorti de l’ombre pour parler en mon nom propre. J’ai exprimé ma lassitude face au journalisme, qui n’est plus rien pour moi que mon gagne-pain. Je me suis mis en retrait de l’Erythrée, consterné par la tournure des événements, ici et là-bas. Alors il est temps de mettre les choses au clair et de revenir succinctement sur le parcours de trente ans qui m’a conduit où j’en suis. Je propose donc cette longue réponse imaginaire à une interview impubliable, avant d’aviser sur l’avenir.

Commençons par le commencement, pour changer. Mon nom. A la question de savoir qui se cache derrière, je ne peux qu’apporter une vague réponse. Personne ne se cache, mais certainement quelqu’un vit dans l’ombre. Moi-même, j’ai encore du mal à y voir clair. Sur le papier, je suis désigné par un prénom double ne disant pas grand chose, aucune origine évidente, aucune destination devinable. Mon enfance a été partagée entre le monde irréel du spectacle dans lequel était baignée ma famille et le rêve de l’aventure et du soleil, cultivé dans l’exil, mais surtout dans l’expérience de l’ennui. Ensuite vinrent la littérature, c’est-à-dire l’émancipation par la lumière crue, puissante de l’esprit humain, puis la rencontre de l’Histoire, les premières luttes.

Ainsi, au terme de mon adolescence, le journalisme m’a semblé être le meilleur moyen de mettre les mains dans la machine dévorante des tragédies historiques, puisque la vie en France me paraissait immobile, navrante, hors de l’Histoire. Et l’écriture a été une façon, au fond, de revêtir l’armure de Don Quichotte, d’empoigner une arme dérisoire pour à la fois exprimer ma jouissance de vivre et livrer ma part du combat contre l’injustice.

J’ai voulu m’embarquer dans le même train que Blaise Cendrars, Albert Camus, René Char, Georges Séféris, Julien Gracq, Régis Debray… Cette ambition en vaut bien une autre. Je la crois en tout cas moins toxique pour l’humanité que celles qu’on nous vante aujourd’hui. Voilà en tout cas quel était l’état de mon désir, à l’âge de dix-huit ans.

« Marcher en étranger sur la terre des Erythréens, des Ethiopiens, des Soudanais, des Somalis, est une expérience vertigineuse. »

Pour des raisons sociales et souvent anecdotiques, j’ai mis du temps à me faire une place dans le journalisme. J’ai suivi un chemin tortueux et aléatoire, me disant que la patience était la plus haute vertu et la discrétion, le refus de la mondanité et de toute ambition la meilleure méthode pour être tout à son sujet. Je me suis faufilé dans une rédaction, où j’ai exercé mon apostolat avec naïveté. Puis, cinq ans durant, j’ai milité ardemment pour repousser les menaces et permettre la diffusion la plus libre du travail de ceux que je considérais comme mes confrères en Afrique. J’ai vu comment l’information pouvait parfois apporter un peu de lumière dans l’obscurité et la violence. Et j’ai voyagé.

Dès lors, « baigné dans le poème de la mer, infusé d’astres, et lactescent, dévorant les azurs verts où, flottaison blême et ravie, un noyé pensif parfois descend », j’ai fait la connaissance de l’Erythrée. Ce fut comme l’abordage d’une terre inexplorée, après des années d’errance insatisfaite. J’ai rencontré, sans l’avoir cherché, ce peuple de héros et d’assassins, qui dans les années 60 s’est donné tout entier à la rage de la liberté pour s’arracher à l’arrogance impériale éthiopienne. Je me suis mis à fréquenter ses évadés, l’un après l’autre. Comme le Virgile de Dante, ils me guidaient à travers un monde de gloire et de rêves, aussi bien de cauchemars que de jardins, monde que j’abordais avec un esprit vierge que tous ces gens marquaient, par leurs récits, leurs visages, leurs douleurs et leur humour. Il m’ont raconté que, après la grande purge politique de 2001, ils s’étaient retrouvés tenus à la gorge par le clan du président Issayas Afeworki, cette Famiglia secrète qui avait arraché une victoire éclatante, après trente ans d’ultra-violence. Quelle histoire ! Je me suis laissé guider sur leurs chemins et je suis revenu changé de ce voyage, comme il se doit pour tout voyage digne de ce nom. Marcher en étranger sur la terre des Erythréens, des Ethiopiens, des Soudanais, des Somalis, est une expérience vertigineuse.

Mais que faire de tout cela ? Je dois dire que je n’avais pas d’idée précise au départ. Pendant trois ans, je me suis promené en silence parmi eux, bercé par la grandeur d’un peuple très étranger qui, me semblait-il, était là, aux côtés des Européens, depuis toujours ou presque — Hérodote naviguait déjà dans ces parages il y a 2500 ans —, taiseux et empêtré dans ses tourments. Après avoir sillonné deux continents à la rencontre de gens de hasard, je me suis retrouvé avec un esprit gribouillé, noirci d’écritures différentes, surchargé d’histoires, comme un cahier de voyage qui aurait été ouvert à tous.

A mon retour, il m’a semblé que le journalisme était bien faible face à cette malle au trésor qui s’était ouverte et qui m’avait éblouie : heureusement, au fond, que beaucoup de rédactions refusaient mes piges ! Seule la littérature était à la hauteur de cette équipée. C’est l’éditeur Jean-Philippe Rossignol qui a compris avant moi ce que j’avais fait. La question que je me posais, en somme, était : de quel droit, nous les humains, nous parlons des autres ? Penché sur mon manuscrit, j’ai marché sur la trace de ce que je croyais être ma réponse provisoire à cette question, tout le long de mon premier livre, Les Erythréens.

« Quelques grosses légumes se posent devant le sujet de mon étude pour chanter leur petite chanson après moi, pour des raisons qui n’ont que très peu à voir avec la détresse des Erythréens. »

Mais je dois dire que je suis aujourd’hui fâché avec le journalisme, qui a fusionné avec le chobizenesse. Les maisons qui nous accueillent sont les fiefs de seigneurs immoraux, d’abbés ermites ou de prévôts apeurés. Notre code d’honneur est burlesque. Nous faisons système avec la cour d’imbéciles et de brutes qui dominent l’actualité, comme on dit. On se montre, on se fait valoir, on pérore. Nos salaires sont joués aux enchères, notre routine est absurde, nos productions discutables. La misère est générale et la susceptibilité un honneur. Pour ce qui me concerne, quelques grosses légumes se posent maintenant devant le sujet de mon étude pour chanter leur petite chanson après moi, pour des raisons qui n’ont que très peu à voir avec la détresse des Erythréens et, parfois, pour me calomnier. Mon illusion sur l’idée que le journalisme était l’un des postes avancés d’où les hommes réduisaient les dernières poches d’injustice s’est envolée. Avec une interview, un reportage, un portrait, on arbore désormais un Erythréen à sa boutonnière comme une médaille de guerre. Il est peut-être temps que je laisse la place à ceux qui croient que le journalisme peut changer le monde, et non simplement distraire l’esprit bourgeois.

Du reste, la plupart du temps, on me demande de prévoir l’imprévisible, comme un astrologue dans le salon de Madame Rolland. Or en temps normal, faire des prévisions, c’est prendre le risque d’être ridicule. En l’occurrence, plus j’observe la situation de la Corne de l’Afrique, plus je fais preuve d’humilité. Personne ne comprend réellement ce qui se passe dans les âmes emberlificotées des chefs. Vu d’ici, c’est un théâtre d’ombres et nous ne pouvons compter que sur quelques exégètes pour déchiffrer les gesticulations des armées et des diplomates. Et puis mon sentiment est que les tensions récentes sont pour une grande part une comédie jouée par des hommes qui aiment dramatiser, avec puérilité. Faire monter la tension pour une montagne et un îlot, avec quelques dizaines de soldats mal nourris : après tout, c’est peut-être ça, les guerres modernes… En tout cas, je refuse désormais les conférences, les interventions publiques et la plupart des interviews. Les Erythréens ont depuis longtemps appris nos langues : qu’on les interroge, eux. Que les forts-en-thème aillent dérouler leur doctrine dans les camps de réfugiés du Tigré ou de l’Etat de Kassala. C’était mon but. Moi, qu’on m’oublie.

« Le visage que les Erythréens retiennent de mon pays est celui des préfectures et des bouges. Cela me révolte, d’autant qu’on enrobe la répression dans un insupportable sirop moraliste. »

Ici en France comme là-bas, la clé de l’avenir, de toute façon, c’est l’irruption du peuple, du grand nombre inconvenant : s’il monte sur la table, tout changera. Sinon, les brutes continueront leur trajectoire moyenne, balisée par leur ambition personnelle et les calculs médiocres de ce qu’ils croient être un projet politique. Voilà ce que je sais et qui est impubliable aujourd’hui, sauf à me faire traiter de putschiste ou d’enragé.

Entretemps, dans les rues d’Europe, les Erythréens sont devenus synonymes de figures apatrides, d’ombres errantes, de rebuts encombrants. Le traitement qui leur est réservé par nos clubs de comptables est d’une crétinerie stupéfiante. Trop souvent, la France se déshonore. Le visage que les Erythréens retiennent de mon pays est celui des préfectures et des bouges. Cela me révolte, d’autant qu’on enrobe la répression dans un insupportable sirop moraliste. Ces gens sont des héros et on les traite comme des chiens, voilà la vérité.

Ce que cela dit de notre monde actuel, c’est que nous sommes des nations de bavards et d’avares. Or la France ne gagne le respect de l’humanité que quand elle fait des folies. Par exemple, quand l’un de ses ambassadeurs cache un opposant bolivien traqué par la police de Banzer, quand un poète surréaliste monte un maquis avec les braconniers de Provence, quand De Gaulle prononce le discours de Phnom-Penh ou Mitterrand celui de Cancun, et font suivre leurs propos d’effets… Mais ce serait démodé aujourd’hui, voire malpoli. Alors l’amitié que la France pourrait apporter aux Erythréens reste à bâtir, même si c’est un peu tard.

De mon côté, je change d’arme. Je choisis délibérément la littérature, folie dernière. Un livre devrait venir clore mon « cycle érythréen » dans les mois qui viennent, Conversations avec les hommes du ministère. C’est un roman chagriné, sauvage, lyrique, sur la médiocrité des puissants et l’héroïsme des faibles. J’écris actuellement un polar sur un improbable braquage en Somalie, au beau milieu de la grande bouffonnerie contemporaine. Et je travaille aussi sur un essai sur le monde des Cyclades, qui est pour moi le lieu réel du paradis. Et puis un texte court sur John Coltrane, une fresque sur l’histoire de France…

Quel fil relie tout ça, me dira-t-on ? Nous verrons, si je parviens à construire une œuvre. J’ai en moi de la littérature pour cinquante ans.

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2 réflexions sur “Autoportrait avant les adieux

  1. C’est un texte assez émouvant. Il est évident que vous n’avez rien d’un journaliste, vous êtes un romancier. Vous avez une plume que vous avez choisi de mettre au service de l’Erythrée. Dans votre esprit seulement car sur l’Erythrée je ne rejoins aucune de vos positions tant elles font fi du contexte structurel. S’il fallait comparer le président érythréen à un personnage historique français je dirais que c’est Robespierre. C’est un dictateur, le mot est lâché, mais il sauve la révolution.
    Cette phrase relève toute la complexité de la situation en Érythrée. Hélas vous en êtes passé à coté. Mais vous n’allez pas passer à coté de votre carrière de romancier car c’est ce qui vous anime au plus profond de vous, comme l’Erythrée m’anime au plus profond de moi.

    • Je voudrais être clair avec vous : je n’ai pas envie de discuter avec vous et de vos opinions sur moi. Votre anonymat est une injure et votre jugement imbécile. Passez votre chemin.

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